Nous sommes au milieu du XVI en Espagne. La conquête espagnole du Nouveau Monde s'est accompagnée de nombreux massacres d'Indiens, ceux en ayant réchappé étant souvent contraints au travail forcé, s'ils n'ont pas déjà péri à cause des épidémies. S'émouvant de ce comportement peu catholique des conquérants espagnols, le pape envoie un légat dans un couvent de Valladolid arbitrer un débat passionné afin de déterminer la position de l'Église sur une question riche de conséquences : les indigènes ont-ils une âme?

Le débat oppose Bartholomé de Las Casas, ardent défenseur des Indiens, et Sépulvéda, docte avocat des conquérants. Au cours de la dispute, les forces s'équilibrent, chacun des deux orateurs commettant des erreurs. Emporté par son enthousiasme, Las Casas manque de faire une relation irréprochable des événements dont il a été témoin ; développant des raisonnements embrumés, Sépulvéda en arrive à laisser entendre que les Indiens ont une âme alors qu'il veut démontrer le contraire.

Avant de lire ce texte, je craignais que le sujet et le cadre austères de cette pièce la rende ennuyeuse. Au contraire, les débats sont rythmés, les arguments avancés avec concision, le légat du pape ne manquant pas d'intervenir pour relever les faiblesses dans les discours de Las Cases et de Sépulvéda. En outre, l'apparition d'un colon et l'audition d'une famille indienne rendent la pièce très vivante. La teneur religieuse du débat est insolite. On se demande ainsi sérieusement qu'elle est la volonté de Dieu à l'égard des Indiens ; on essaie de tirer prétexte qu'ils n'auraient pas reçu le message du Christ pour les bouter hors de l'humanité ; on s'émeut de la laideur des idoles qu'ils adorent, etc. Bref, on est porté dans une autre siècle, où la manière de pensée est différente, et où la notion universelle des Droits de l'Homme est inconnue. Bien qu'elle opère un grand écart historique, la fin brutale de la pièce me semble très bien réussie.

Par Joël

Du même auteur : Le ciel au-dessus du Louvre, L'argent, sa vie, sa mort

Extrait :

Légat -- Ils sont capables de sentiments chrétiens ?

Las Casas -- Assurément. Ils accueillent favorablement notre foi. Ils la comprennent. Mais quelle image leur en donnons-nous? Que peuvent-ils penser d'un Dieu que les chrétiens, les chrétiens qui les exterminent, tiennent pour juste et bon ? Savez-vous ce qu'un des leurs m'a confié un jour ?

Légat -- Dites-nous.

Las Casas -- Il m'a dit : « Oui, je me sens déjà un peu chrétien parce que je sais déjà mentir un peu. »

Supérieur -- C'est une insolence.

Las Casas -- Je ne crois pas.

Légat -- Dites-moi maintenant: comment ont-ils réagi aux atrocités dont vous nous parlez ?

Las Casas -- Éminence, je vous l'ai dit, leur naturel est si doux, et nous avons frappé si fort, qu'ils n'ont jamais trouvé la force de nous résister.
Alors ils sont allés vers le désespoir. Les mères ont tué leurs bébés pour qu'ils ne deviennent pas nos esclaves. On a même vu grand nombre d'enfants naître morts, à cause de certaines herbes que leurs mères avaient prises. Vous rappelez-vous, éminence, la forte parole de l'Ecclésiaste ?

Légat -- Laquelle ?

Las Casas -- Elle fut un choc pour moi quand par hasard, un jour, elle me tomba sous les yeux : Le pain des pauvres, c'est leur vie. Celui qui les en prive est un meurtrier

couverture
Éditions Pocket - 188 pages