Lecture intéressante que cet hommage. J'y ai découvert Annie Leclerc. Et j'ai bien envie d'en savoir plus et de me lancer dans la lecture de ses ouvrages. Annie Leclerc a enseigné la philosophie après ses études à la Sorbonne. Elle a aussi écrit de nombreux essais : Toi, Pénélope – Éloge de la nage ou Parole de femme, essai sur le féminisme vue autrement.

L'ouvrage organisé en trente différents tableaux, en textes courts que l'on pourrait aisément lire dans le désordre, Nancy Huston réalise le portrait de son amie, une femme généreuse et à l'esprit brillant, passionné. Autant de tableaux sur des sujets aussi différents que nager, rire, pleurer, la joie et le bonheur des petits riens de la vie, lire, mourir ou les relations philosophiques entre les pensées d'Annie Leclerc et celles de M. Kundera ou S. de Beauvoir.

Dès les premières pages j'ai appréhendé cette lecture parce que je ne connaissais rien d'Annie Leclerc et les passages de ces ouvrages me semblaient décalés.... mais peu à peu avec le talent de Nancy Huston, j'ai compris les relations qui les liaient si fortement et comment leurs échanges, leurs rencontres, leurs pensées ou façons d'être les alimentaient l'une l'autre dans leur vie personnelle que leurs écrits respectifs. Ces échanges de vive voix ou en une correspondance fournie mettent en lumière cette relation entre deux intellectuelles, entre deux femmes.

J'ai fort apprécié l'attention de N. Huston à l'égard de ses lecteurs en choisissant d'écrire Annie Leclerc quand elle parlait de l'auteure et de sa philosophie et d'utiliser que le prénom quand elle parlait de son amie. Cela peut paraître qu'un détail de style mais il est très utile pour la bonne compréhension de l'ouvrage, de ses articulations, les imbrications des écrits sur leur vie courante et vis-versa.

Un très bel hommage à une amie. Une belle lecture sur un esprit éclairé peu connu, voir laissé dans l'ombre.

Vu la teneur de l'ouvrage, il m'a été difficile de choisir un extrait l'illustrant au mieux. Tant de passages m'ont touchée. Je vais donc vous livrer le début d'un texte d'Annie Leclerc, donné en annexes, « Moi, mon silence » publié dans Libération du 10 mars 2001.

Du même auteur : Les variations Goldberg, Lignes de faille, La virevolte

Dédale

Extrait :

Moi, mon silence

Samedi : nager sert à ne pas sombrer.

Tôt ce matin, piscine de la Butte-aux-Cailles. Au lieu des jeunes Noirs qui depuis un mois ou deux se réfugiaient là contre le froid jusqu'à la venue des « scolaires », et se tenaient assis, immobiles, serrés les uns contre les autres dans le hall d'accueil, un nombre équivalent d'hommes également jeunes, blancs cette fois, en uniforme, debout, portant casquette et massue au flanc, étiquetés « Mairie de Paris, Sécurité ». Les moineaux noirs et blottis, ils sont où maintennant ? Ils menaçaient la sécurité de qui ? Sombre vision. Nager sert à ne pas sombrer. A tenir le fil. De la pensée, de l'eau, de l'écriture, de la vie.

22 heures. Colas, deux ans, mon petit hôte du samedi soir, dort, rêvant peut-être à « Camion Poubelle ». Dès 20 heures on le guette, on tend l'oreille, on soulève le rideau. 20H40, Colas l'entend venir avant tout le monde. « Camion Poubelle ! Camion Poubelle ! » Vite on sort sur le pas de la porte. La machine grondante a investi le haut du passage. Reconnaissant de loin son adorateur du samedi soir, Camion Poubelle cligne pour lui de ses gros yeux phrares. L'enthousiasme monte. A l'arrêt devant la maison, entre deux poubelles soulevées, renversées dans la benne, puis rejetées sur la chaussée, les noirs et blancs chevaliers servants de Camion Poubelle trouvent le temps de secouer la petite main tendue. Ca va trop vite. On n'a pas sitôt dit « bonjour-bonjour » qu'il faut crier « envoir-envoir ». Les chevaliers perchés à l'arrière agitent encore la main gentiment jusqu'au tournant. Disparition du dieu Camion Poubelle. Tout n'est pas perdu, il reviendra samedi prochain.

couverture
Éditions Actes Sud - 350 pages