Le problème, c'est que Myriam a horreur des étiquettes et du prévisible. Elle baptise donc son nouveau lieu de travail "Chez moi" sans préciser nulle part qu'il s'agit d'un restaurant. Alors, forcément, les débuts sont difficiles. Il y a bien Vincent, le fleuriste d'à côté, mais cela ne suffit pas pour honorer les traites.
Et puis un jour, sorti de nulle part, débarque Ben, son futur serveur...

Je trouve que la quatrième de couverture, une fois n'est pas coutume, est particulièrement trompeuse pour le lecteur. Dans le résumé, on peut lire : "A sa propre surprise, Chez Moi devient vite le rendez-vous incontournable des habitants du quartier, le havre chaleureux où tout le monde se retrouve. Dans sa cantine, Myriam ouvre l'appétit et délie les esprits, avec l'instinct, la grâce et la sensualité des artistes aux fourneaux". Cet avant-bouche est suivi d'un extrait de la critique de L'Express assimilant ce roman à une "anti-dépresseur".
Je m'attendais donc à lire une histoire pleine d'optimisme où l'on irait à la rencontre des clients de Myriam.

Or, ce roman est essentiellement centré sur la narratrice elle-même et son incapacité au bonheur.
La narration est morcelée, éclatée entre son quotidien au restaurant, ses cauchemars et son passé extrêmement douloureux.
Agnès Desarthe ose faire le portrait d'une femme atrophiée de l'instinct maternel, incapable d'amour. Une femme bouleversante qui ne se pardonne rien. Myriam est aussi intransigeante avec elle-même qu'elle peut être généreuse avec les autres. Mais c'est cette dureté qui m'a particulièrement marquée dans ce roman, et même si les dernières pages laissent entrevoir une autre issue, c'est bien ce que je garderai en mémoire.

Il a donc fallu à Agnès Desarthe beaucoup de douceur dans son écriture pour réussir à contrebalancer cette âpreté, et réussir à nous entraîner dans ce témoignage, malgré le malaise apparent.

Oui, j'ai aimé ce roman, mais pour des raisons toute autre que celles avancées par la quatrième de couverture. Je garderai le souvenir d'un récit sans artifice, l'histoire d'une femme qui apprend avec difficulté à s'autoriser le bonheur.

Je tiens à remercier Flo qui m'a offert ce livre dans le cadre du Jeu des Bibliothèques, et j'en profite au passage pour la rassurer : tu ne t'es pas trompée dans ton choix. ;)

Autres romans d'Agnès Desarthe :
Dans la nuit brune
Le remplaçant
La plus belle fille du monde
Je manque d'assurance
Mission impossible

Laurence

Extrait :

Je me demande à quel moment j'ai compris qu'il fallait faire beaucoup plus d'efforts qu'auparavant pour continuer à vivre. Suimplement vivre. Je m'étais toujours figuré, je ne sais pourquoi, que l'existence avait la forme d'une montagne. L'enfance, l'adolescence et le début de l'âge adulte correspondaient à la montée. Ensuite, arrivé à quarante ou cinquante ans, la descente s'amorçait, une descente vertigineuse, bien entendu, vers la mort. Cette idée, assez commune je crois, est fausse. C'est par la descente qu'on commence, en roue libre, sans effort. On dispose de tout son temps pour contempler le paysage et se réjouir des parfums - c'est pourquoi les odeurs d'enfance sont si tenaces.
Ce n'est que plus tard que la véritable côte nous apparaît, et l'on met bien du temps à la reconnaître pour ce qu'elle est : une pénible ascension qui a la même issue que la folle pente sur laquelle on s'imaginait projeté à pleine vitesse. Et on se demande, un soir d'automne, les mains dans le seau où l'on essore la serpillière pour la passer - est-ce la quatrième ou la cinquième fois de la journée? - sur le sol crasseux de la cuisine : comment se fait-il que le chagrin ait le poids et l'allure et la noirceur impénétrable d'une enclume? On tord le lambeau gris qui a recueilli le vomi des bébés, leur pisse, la sauce tomate renversée, le vin, le champagne des anniversaires, les milliers de gouttelettes d'une bataille d'eau que se sont livrée des enfants excédés par la chaleur, le gris mauvais des trottoirs que l'on rapporte à la maison. On tord ce pauvre lambeau qui en a tant vu et c'est notre cœur et notre foie et notre estomac qui se vrillent pour dissiper dans nos veines un sang âcre, épaissi et que l'on s'imagine aussi sale que l'eau du baquet. Une tristesse mont et l'on s'y noierait s'il n'y avait pas les choses à faire, le courrier en retard, les factures à payer, les vacances à prévoir. On sait bien que si l'on ne fabrique pas, au fur et à mesure, sa propre vie, personne ne le fera pour nous.

couverture
Éditions Points - 274 pages