Elles font le boulevard, les jeunes filles de la Colonie. Elles vont et viennent sur cette voie principale de Sidi Bel Abbès, sous les regards des légionnaires stationnés là, sous la surveillance serrée des frères. L’auteure, en de longues phrases, hachées, brusques, nous parle de ces filles, de cette ville, des relations entre les différentes populations qui résident en ce pays, aux multiples facettes – L’Algérie des autochtones, l’Algérie française, celle des colons, des militaires. Ce pays où les germes de tous les conflits sont présents, enfouis dans cette terre sèche, âpre et exigeante, mais adorée, trop aimée.

La négresse à l’enfant est le texte que je préfère le plus parmi ces neufs. C’est l’histoire d’une nounou qui accélère le pas pour renter avant la nuit avec la petite fille de colons dont elle a la charge. La promenade a duré plus longtemps que prévu car elle est restée trop de temps auprès de ses propres enfants là-bas en dehors de la ville. Là aussi, l’opposition entre deux statuts, deux modes de vie. Les locaux qui doivent travailler pour les colons pour ne pas mourir de misère et les colons, industriels ou terriens, plus riches, comme une petite caste à part. Cela gronde par en dessous. La guerre contre la pauvreté. Car « ils n’entendront plus les lamentations d’un mur à l’autre parce que tout manque, pas seulement l’argent ». Quelques éruptions de violence comme ces tremblements de terre que connaît bien le pays, comme si le pays ne pouvait connaître que ces grosses poussées de fièvre dévastatrice.

Avec la nouvelle-titre, Le ravin de la femme sauvage, on se demande qui peut être cette femme qui crie la nuit et parfois le jour, là au fond du ravin ? Pourquoi ne parle-t-elle qu’au vieux chiffonnier qui lui descend de temps en temps quelques vêtements ou couvertures ? Aux femmes, on dit qu’elle est devenue folle à la suite de la perte de son enfant. Aux autres, on dit qu’elle cache des armes pour les combattants.

La guerre toujours en toile de fond. Pas de dates précises, juste quelques mots égrainés parfois pour nous situer un peu, pas de noms, juste des femmes, des mères, des hommes, les filles… mais toujours des personnages, des sentiments forts. Il y a toujours cette langue sèche, râpeuse, têtue et fière à la fois.

Un bel ensemble que ce recueil même si je n’ai pas compris la présence des nouvelles Travail à domicile et Safia, tu es revenue. Le lien avec les autres textes m’a vraiment échappé.

J’ai été souvent déconcertée par le style de l’auteure. Ce rythme presque continue, qui roule, roule comme les ondes d’un gros orage. Mais pourtant, il ne s’agit là que de l’expression de tous les sentiments des personnages, de ces situations de cahot, où tout est chamboulé. J’ai été moi aussi un peu chamboulée mais par la surprise. Je ne m’attendais pas à des textes si forts, si percutants. Mais aussi touchée par la beauté de Elle est assise contre la pierre et elle crie. Un hommage tout en pudeur.
« La mère est assise contre la pierre de la fontaine, près du monastère. Elle crie le nom de son fils, et, l’un après l’autre, celui des sept moines assassinés dans l’Atlas »

Une découverte très très intéressante. Et j’ai bien envie de creuser encore un peu ce sillon de littérature et notamment en notant quelques titres de romans. Y retrouverais-je la même puissance dans ces lignes ? Ces lectures prochaines me le diront.

Du même auteur : Fatima ou les Algériennes au square, Les femmes au bain, Le vagabond, Louisa & La blanche et la noire

Dédale

Extrait :

Dans Monologue du soldat

Mon père assis sur un éclat de roche.
Du haut de la colline sèche, il regarde au loin, par-delà le village. Ce village n’est pas son village. Il n’est pas revenu dans la maison de sa mère, il ne sait pas si la maison tient debout, si le toit reste entier, si les murs ne sont pas fendus. Un commando l’aura peut-être fait sauter, comme les maisons de ce village en ruine et vide, au pied de la colline.
Mon père ne m’a rien raconté.
Mon père ne m’a pas parlé.
Je le vois, chaque matin, assis sur le banc de bois, contre le mur de la maison construite à la hâte, dans le camp forestier. Ma mère sert le premier café dans la tasse bleue, la tasse de mon père. Il dit « merci » et boit son café seul, à petites gorgées, lentes, en silence. J’ai écouté ceux qui parlaient encore. Les femmes autour du point d’eau du camp, les jours de lessive lorsqu’elles étendaient le linge, sur le terre-plein où se croisent les fils de fer mal tendus, dans les chambres des fêtes, les chants et les danses, les rires étaient traversés par les mots de la guerre, elles faisaient comme si ces mots échappaient à leurs bouches joyeuses, elles pensaient qu’elles seraient les seules à les entendre. J’avais sept ans, je pouvais encore rester avec les femmes et les filles dans les chambres où elles bavardaient sans surveillance, parce que les hommes occupaient d’autres pièces, tout près, mais séparées par une cour étroite ou un couloir, les jours de pluie.

couverture
Éditions Thierry Magnier - 88 pages