Pour divertir le roi sur le chemin du retour, le vampire lui narra un conte se terminant par une énigme. Parmi les personnages du conte, lequel était le plus méritant ? lequel était responsable de telle calamité ? Le roi devait répondre juste, sans quoi sa tête éclaterait. En répondant, le roi
rompait son silence, faisant revenir le vampire à son point de départ.
Persévérant, le roi retournait auprès de l'arbre et l'histoire recommençait.
Traduits du sanskrit par l'indianiste Louis Renou, ces vingt-quatre contes du vampire sont extraits du Kathâsaritsâgara, l'Océan où confluent les
rivières des Histoires (qui a aussi été traduit en français). Bien que le texte de Somadeva (XIe siècle) soit en vers et la grammaire sanskrite
extrêmement elliptique, la charmante traduction est parfaitement intelligible et n'exige pas d'effort de lecture particulier, ce qui n'est pas toujours le cas pour les traductions du sanskrit.
La plupart de ces contes évoquent des histoires d'amour (le plus souvent princières) et donnent des exemples du dévouement de sujets pour leur roi.
Contrairement aux Mille et Une Nuits, la narration des contes du vampire ne prend qu'une nuit et le contexte est hindou et non musulman, ce qui ne laisse pas de surprendre. Quelques mythes hindous sont ainsi racontés et à d'autres il est fait allusion. Par exemple, l'intervention du dieu Kâma
(Amour) pour favoriser le mariage de Shiva et Pârvatî est mentionnée plusieurs fois : le dieu Shiva avait alors réduit en cendres Kâma qui perturbait son ascèse.
Pour agir conformément à l'ordre des choses (dharma) ou pour recueillir après leur mort la récompense de leurs actes méritoires, les personnages
agissent parfois d'une manière qui peut nous choquer. Une curieuse apologie du sacrifice humain volontaire transparaît dans plusieurs des contes :
quelques personnages sont prêts à mourir pour la déesse Kâlî. Heureusement, celle-ci est souvent disposée à les ressusciter.
Par Joël
Extrait :
Là-dessus les quatre frères, pour démontrer leurs savoirs particuliers, se rendirent dans la jungle à la recherche d'un os. Le hasard voulut qu'ils trouvassent un os de lion. Ils le prirent sans savoir à quel animal il se rapportait. Le premier ajouta à l'os la chair appropriée, le second y produisit la peau et les poils nécessaires, le troisième le compléta avec tous les membres convenables, le quatrième enfin donna la vie à cette créature, qui était devenue un lion. Alors le lion, secouant sa lourde crinière, se dressa féroce, la gueule menaçante, les dents aiguës, les griffes cruelles, et il sauta sur ces hommes qui l'avaient crée. Il les tua tous quatre et, une fois rassasié, rentra dans la jungle.
Ainsi périrent les quatre brâhmanes pour avoir commis l'erreur de créer un lion. [...]
Quand le vampire, perché sur l'épaule du roi, eut raconté cette histoire le long du chemin, cette nuit-là, il s'adressa au roi Trivikramasena : « Sire, d'entre ces quatre brâhmanes, auquel incombe la faute d'avoir créé le lion qui les a tués ? Donnez-moi un avis déterminé, car le pacte conclu entre nous deux est toujours valable. »
Le roi entendit ces mots et pensa : « le vampire va disparaître dès que j'aurai rompu le silence », puis « tant pis ! Qu'il parte, j'irai à sa recherche ». Et, ayant ainsi réfléchi au dedans de lui-même, le roi répondit : « Le responsable parmi eux, c'est celui qui a donné vie au lion. Les autres sont innocents, car ils ne savaient pas ; ils ignoraient quelle créature particulière ils fabriquaient en produisant par un pouvoir magique chair et peau, poils et membres. Mais celui d'entre eux qui, observant que la forme ainsi obtenue était celle d'un lion, lui a donné la vie, par désir de déployer son savoir-faire, celui-là a fait d'eux quatre des meurtriers de brâhmane. »
Éditions Gallimard/Unesco - Connaissance de l'Orient (série indienne) - 230 pages
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