Qu’à cela ne tienne, je rédige ces lignes sans revenir à l’œuvre que je n’ai pas relue depuis vingt ans, juste en me nourrissant de mes souvenirs. La mémoire est affective, on le sait.

Ce sont des bonheurs que je me rappelle, des surprises, des sourires. Comme dans la tradition de l’Antiquité, Jacques le Fataliste propose un récit principal, qui est celui d’un voyage qui conduit les héros éponymes vers un château où vit Denise, « amour de Jacques ». Jacques a reçu une balle dans le genou, malheur individuel, à la bataille de Fontenoy, bonheur collectif, victoire française sur les Anglais. Mais, de cette souffrance, naît la rencontre de Denise, qui valait bien une blessure.

Le fil de cette intrigue est interrompu par une série d’autres récits, plus ou moins longs, qui pourraient avoir une existence autonome (l’Histoire de Monsieur le Marquis des Arcis et de Madame de La Pommeraie a été parfois publiée à part et a donné Les dames du Bois de Boulogne, admirable film de Robert Bresson) ; d’autres ne sont que des plaisanteries ingénieuses, des anecdotes édifiantes, sinon de la simple gaudriole, sur un ton libertin, souvent, bien dans le goût français.

On pourrait donc trouver l’ensemble décousu. D’ailleurs, Diderot, dans un dialogue savoureux avec le lecteur, ne manque pas de nous le faire observer, sur le mode : vous ne vouliez pas que j’interrompe l’histoire des amours de Jacques et maintenant vous regretteriez que nous abandonnions les nouveaux personnages que je vous ai fait découvrir ?
Il manipule le lecteur et le lecteur s’en amuse. Chaque hasard de la route lui permet de dévier le cours du récit et, au bout du compte (conte), l’auteur, déguisé en éditeur, nous propose le choix entre trois fins possibles.

J’en ai dégagé, à titre personnel, cette leçon que, dans une histoire, comme dans un voyage, ce qui compte n’est pas le terme, mais le chemin. Quand j’étais adolescent, je lisais d’abord la fin des livres pour n’avoir plus à me soucier de cette question (oui, ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’ennuis !), puis je savourais l’écriture, sans hâte. Que dire, entre parenthèses (ou plutôt, entre virgules, qui, elles-mêmes sont entre parenthèses), des avions contemporains qui abolissent les voyages ?
J’ai d’abord aimé la fantaisie, l’ingéniosité de Diderot ; puis j’ai compris que ce qu’il décrivait de nos vies, où nous sommes confrontés sans cesse à des choix, était vrai aussi de l’écriture et de l’art. Tel mot ou tel autre ? Avec des conséquences infinies, de fil en aiguille. Il pose, de manière décisive, les problèmes de la narration. On sort de la lecture heureux et grandi pour la vie par ce bain d’intelligence souriante et de liberté, prêt, comme Jacques, à affronter l’existence et à se regarder soi-même.
Finalement, le hasard de mon saut de puce mental était opportun : je me reconnais dans cet ouvrage, il ne me déplaît pas de m’être ouvert à vous par son entremise et je vous invite à vous y retrouver également.

Par jnf

Extrait :

Comment s’étaient-ils rencontrés ? par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal était écrit là-haut.

couverture
Éditions Folio - 370 pages