Gregorius, Mundus ou Le papyrus pour ceux qui ne l’apprécient guère, est un émérite professeur de latin, de grec et d’hébreu dans un lycée de Berne, un érudit maîtrisant de nombreuses langues. Un matin en s’engageant sur le pont qui le mène vers ses cours, à son rythme immuable, aussi régulier qu’une montre de son pays, Gregorius sauve une jeune femme de ce qu’il croit être une tentative de suicide. De nationalité portugaise, elle va « envouter » ce linguiste par la musique de sa langue natale. Il va partir sur un coup de tête à la recherche de l’auteur d’un manuscrit auto-édité, déniché chez un bouquiniste. Un médecin au nom mystérieux. Amadeu Prado.

Va commencer pour lui un voyage extraordinaire, une fuite en avant vers un pays dont il ne connaît rien. L'ensemble est envoûtant car il ne perd jamais de sa cohérence. Jamais l’envie de descendre du train ne surgit.
La vie de Mundus va changer. Radicalement changer. Coupable d’avoir trop peu osé au cours de sa vie, en partant à la recherche de l’auteur de ces textes si profonds, qui résonnent tant, il se lance également dans un voyage intérieur, une introspection étonnante, quelque chose qu’il n’a jamais connu jusqu’alors. Il va aussi voir la vie sous un autre jour, avec une lucidité exacerbée. Les pensées d’Amadeu Prado commencent-elles à déteindre sur lui ?

Le voyage de Gregorius l’emplit d’un sentiment étrange, aussi inquiétant que libérateur. Jugez-en, à l’âge de cinquante-sept ans, il a enfin le sentiment de prendre sa vie en main pour la première fois. « C’est une erreur de croire que les moments décisifs d’une vie, lors desquels sa direction habituelle change pour toujours, devraient être bruyamment et crûment dramatiques, sur fond de violents bouillonnements intérieurs. »

Train de nuit pour Lisbonne est le premier roman traduit du suisse germanophone Pascal Mercier, professeur de philosophie à Berlin, est mieux qu'une magnifique histoire.
Ce livre est vraiment un tour de force, pas seulement en que ce concerne le voyage en lui-même, mais pour toute la philosophie qu’il présente. Car il s’agit bien là d’un livre de philosophie. Un livre de réflexions d’une profondeur toujours accessible. Ce qui rajoute encore plus à l’intérêt de l’ouvrage, de l’histoire. On ne se perd pas en route.
Tout ceci est écrit dans un style d’une rare exigence, d’une écriture ample, classique mais captivante. Cela roule tout seul, avec une fluidité étonnante. On oublie tout. On est simplement aux côtés des personnages. Encore un point fort de ce roman. Ses personnages sont de vrais caractères, des hommes, des femmes comme il ne s’en fait plus. Chacun a lui seul vaut le voyage.

S'il est vrai que nous ne pouvons vivre qu'une seule partie de ce qui est en nous, qu'advient-il du reste ?

En prenant le train de nuit pour Lisbonne, vous entrerez dans une profonde réflexion sur l’existence humaine. Un magnifique voyage intellectuel, intelligent, éclairant, que je vous recommande vivement.

Du même auteur : L'accordeur de piano

Dédale

Extrait :

Gregorius fit ce qu’il avait toujours fait quand il était indécis : il ouvrit un livre. Sa mère, fille de paysans du Mittelland bernois, avait rarement pris un livre ne main, tout au plus une fois un roman régional de Ludwig Ganghofer, et elle l’avait lu pendant des semaines. Le père avait découvert la lecture comme moyen de vaincre l’ennui dans les salles vides du musée, et quand il en eut pris le goût, il lut tout ce qui lui tombait sous la main. « Maintenant tu te réfugies toi aussi dans les livres », avait dit la mère quand son fils découvrit à son tour la lecture. Cela avait fait mal à Gregorius, qu’elle vît cela ainsi et qu’elle ne comprît pas quand il parlait de la magie et de la force éclairante que possédaient les bonnes phrases. Il y avaient ceux qui lisaient et il y avait les autres. On remarquait vite si quelqu’un était un lecteur ou non. Il n’y avait pas de plus grande différence entre les hommes. Les gens s’étonnaient quand il affirmait cela, et plus d’un hochait la tête devant tant de bizarrerie. Mais c’était ainsi. Gregorius le savait. Il le savait.
Il renvoya la femme de chambre et s’abîma, les heures suivantes, dans l’effort de comprendre un passage dont le litre lui avait sauté aux yeux quand il avait feuilleté le livre de Prado.

couverture
Éditions Maren Sell – 491 pages.
Traduit de l’allemand suisse par Nicole Casanova