"Comment une femme vivant sous le soleil pourrait-elle coucher avec un cadavre décomposé ressorti de la tombe?"
Voilà qui résume assez sommairement le propos de ce roman. Très sommairement à vrai dire puisque l'auteur déploie cette question sur près de 700 pages.
Tout aurait été évidemment plus simple si Hoan n'avait pas été aussi riche. Miên aurait alors pu prendre la décision de rester avec lui sans que le village ne lui prête de mauvaises intentions. Mais voilà, le sort en a voulu autrement. Et même si Bôn n'a pas les moyens de subvenir à leurs besoins les plus sommaires, même si ils sont obligés de vivre des largesses de Hoan, Miên ne peut lui tourner le dos alors qu'il était allé combattre pour son pays.
Thu Huong Duong nous raconte donc les parcours et les interrogations de ses trois protagonistes. Au moyen de passages en italique, elle nous livre les pensée des uns et des autres. Chacun enfermé dans sa problématique tente de survivre.

Je ne peux que souligner la qualité d'écriture et l'entreprise de la romancière.
Il y a tout d'abord l'évocation de ce Viet Nam aux traditions si éloignées des nôtres (alors même que le récit se déroule à la fin du 20ème siècle). L'auteure réussit à faire naître les paysages, les senteurs et les couleurs de ce pays lointain.
Parmi les passages qui m'ont fait fort impression, il y a notamment la traversée dans la jungle par Bôn pendant la guerre. Ce passage extrêmement intense et violent est d'une rare force évocatrice.

Tout au long du roman, il y a une impression persistante d'un temps qui se dilate, qui s'éternise. A tel point que j'ai fini par trouver que cette suspension du temps se transformait en longueurs indigestes.
Mais ce qui m'a le plus dérangée, ce sont les valeurs véhiculées par ce roman. Outre le sort pitoyable réservé aux anciens combattants, la façon dont les femmes sont traitées m'a laissé un mauvais goût en bouche. Je n'ai pas vu des valeurs de respect et d'honneur, mais un sexisme à tout crin, des codes archaïques et insoutenables. Je vous mets ci-dessous, deux extraits qui m'ont particulièrement fait hurler (c'est moi qui mets en italique)

Peut-être l'homme doit-il trouver une issue pour libérer sa chair, comme le voyageur traversant la montagne aride doit désaltérer sa soif dans la première flaque d'eau qui se présente.[...]
[...]Vous pouvez continuer de l'aimer, d'éprouver de la nostalgie pour elle tout en cherchant une autre femme où déverser les ordures entassées dans votre corps.

En fait, pendant tout le récit, on se rend compte que la place des femmes est particulièrement restreinte. Et même chez le couple Xa et Soan, qui semble épanoui, la femme sait se tenir à sa place et ne parler qu'à la demande express de son mari.
Quel choc des rencontres ! A peine une trentaine d'années séparent le lecteur des personnages de cette histoire, et pourtant, il nous semble qu'il y a un univers entre les deux. Il ne fait décidément pas bon être femme au Viet-Nam.

Ce roman faisait partie de la sélection du Livre de Poche du mois de mars. Il y avait également La joueuse d'Echec, dont je vous ai parlé hier, et L'enfant de Noé, dont j'avais parlé sur ce blog il y a déjà 2 ans. Très honnêtement, aucun des trois n'a réussi à me convaincre. Espérons que la sélection du mois d'avril sera meilleure.

Voir aussi les avis de Gambadou, Sylvie, Carine Sollivelas et Florinette

Extrait :

Miên retire sa main. Elle vient de comprendre. La voix a cogné la paume de sa main. On dit que, de toutes les parties du corps, la paume de la main conserve le plus longtemps les sensations, de même que l'oreille de l'éléphant garde la mémoire des sons provenant de sept existence antérieures. Miên a compris qui est l'homme assis en face d'elle.
Elle soupire d'une voix basse :
"Grand frère Bôn?"
Il répond :
"Oui, c'est moi, je suis revenu."
C'était son mari, quatorze ans plus tôt. L'âme errante qu'elle honore sur l'autel depuis si longtemps s'est soudain réincarné dans ce corps noir, cette peau et ces lèvres cadavériques. Bôn est revenu. Ce n'est plus le jeune homme qui fut son mari le temps d'un été fugace. C'est n'est pas une âme errante non plus. Quelque chose entre les deux. Miên comprend qu'elle est piégée.

couverture
Éditions Le Livre de Poche - 700 pages