Truman Capote nous propose un couple improbable comme la littérature les affectionne : Grady MacNeil, pauvre petite fille riche de la Cinquième Avenue, et Clyde, gardien de parking originaire de Brookling. Bien sûr, le duo n'a rien d'original et ce thème a déjà été traité mille fois en littérature. Truman Capote ne cherche d'ailleurs pas à révolutionner le genre. Malgré tout, les personnages ont suffisamment d'épaisseur pour que le lecteur se laisse entraîner dans la touffeur de cet été New Yorkais des années 50.

En fait, si le récit fonctionne, cela est principalement dû à la plume même de l'auteur. L'histoire du manuscrit est connue : La traversée de l'été est en fait le premier roman de Truman Capote. Après l'avoir retravaillé plusieurs fois, il l'a finalement abandonné. Ce n'est que bien après sa mort que le récit a finalement été retrouvé et publié.  Sachant donc que ce roman est inachevé, c'est une ébauche plus que réussie. Il y a sans conteste un style, une patte. Oui, Truman Capote use et abuse des métaphores et comparaisons; oui, il y a les défauts d'une écriture encore un peu jeune; malgré tout certains passages sont extrêmement justes, et l'on se croit plongé pour un instant dans la fureur et le bruit de l'activité citadine:

Une chaleur écrasante pesait sur Lexington Avenue, d'autant plus irrespirable encore qu'ils venaient de quitter l'air conditionné du cinéma. À chaque pas, l'haleine fade de la canicule leur soufflait au visage. La nuit sans étoile s'était refermée comme le couvercle d'un cercueil et l'avenue, avec ses kiosques à journaux où s'affichaient des catastrophes, avec le bourdonnement de ses néons, évoquait le corps immobile d'une gisante. La pluie tachetée d'électricité multicolore, étincelait sur les pavés, tandis que les visages changeaient de teinte à la vitesse d'un caméléon : les lèvres de Grady passèrent du vert au pourpre. Meurtre! Dissimulés derrière les journaux comme derrière des masques, quelques personnes attroupées à l'arrêt de bus exhalaient une vapeur humide sans quitter des yeux le regard du jeune tueur que leur présentait la presse. Clyde acheta lui aussi un journal.
Grady qui n'avait jamais passé un été à New York ignorait qu'il existât des nuits pareilles. La chaleur ouvre le crâne de la ville, exposant au jour une cervelle blanche et des nœuds de nerfs vibrant comme les fils des ampoules électriques. L'air se charge d'une odeur surnaturelle dont la puissance âcre imbibe les pavés, les recouvrant d'une sorte de toile d'araignée sous laquelle on imagine les battements d'un cœur. Grady n'avait qu'une connaissance limitée de ce genre de naufrage citadin, elle en avait perçu des signes avant-coureurs à Brodway mais ils appartenaient au décor extérieur, elle n'en faisait pas partie. À présent, elle en était prisonnière et il n'y avait pas d'issue de secours.

Même maintenant, en recopiant cet extrait, je reste subjuguée par la force évocatrice de ce passage. Truman Capote parvient ici à créer une ambiance étouffante et inquiétante; on retrouve l'effervescence si particulière d'une ville qui se réveille de sa torpeur à la nuit tombée. Le drame est proche, on le sent, et malgré tout on se laisse porter par le destin de ces deux adolescents. Il y a quelque chose de la Fureur de Vivre.

Ce roman faisait partie de la sélection du mois d'avril du Prix du Livre de Poche, et plus j'avance dans ce prix, plus je me pose des questions sur les titres que l'on nous propose. Je trouve qu'il n'est déjà pas évident de comparer des œuvres françaises et des œuvres traduites (après tout, nous lisons le travail du traducteur, forcément différent, même si fidèle, du travail de l'auteur). Ainsi, le mois dernier, ont été soumis aux votes un roman vietnamien et deux courts romans français. Paradoxalement, je n'avais pas voté pour celui que j'avais le plus apprécié. En effet, même si Terre des Oublis souffrait à mon goût de longueurs inutiles, l'entreprise littéraire me semblait plus aboutie que le roman de Berthina Henrich (je peux apprécier une lecture "facile" tout en reconnaissant ses faiblesses).
Mais comment mettre en parallèle le premier roman d'un comédien français et celui d'un auteur décédé connu et reconnu? :-/ Je dois avouer ne pas toujours comprendre à partir de quels critères cette pré-sélection a été faite....

À propos de ce roman, je vous invite également à lire les avis Papillon, Agapanthe, Laure et Clarabelle.

Laurence

Extrait :

Il dormait en effet sur la banquette arrière et bien que le toit fût ouvert, elle eu peine à l'apercevoir tant il était recroquevillé. La radio égrainait à voix basse les nouvelles du jour, un roman policier reposait ouvert sur les genoux du dormeur. Il y a une sorte de magie à observer l'être aimé sans qu'il en ait conscience, comme si sans le toucher on lui prenait la main et que l"on lise dans son cœur. Il s'offre aussi ingénument, à croire que, de manière irrationnelle, il concilie toutes les qualités qu'on lui attribue à l'aveuglette, la pureté du cœur, la tendresse de l'enfance. Grady se pencha vers lui et chassa la mèche de cheveux qui lui pendait devant les yeux. Le jeune homme qui reposait là devait avoir un peu plus de vingt ans, n'était ni particulièrement beau, ni doté d'un physique ingrat. À chaque pas on croisait à New York ce genre de garçon, mais comme Clyde vivait la plupart du temps en plein air, il avait le teint hâlé. De courtes boucles sombres lui couvraient la tête comme la fourrure d'un agneau. son nez, légèrement déformé, comme s'il avait été cassé, dotait son visage, vif et rustique, d'une sorte de culot populaire non dénué de malice qui accentuait sa virilité. Ses paupières frémirent et Grady, sentant qu'il allait lui échapper, guette son regard. "Clyde", murmura-t-elle.

La traversée de l'été
Éditions Le Livre de Poche - 152 pages