Le sujet n'a pourtant rien de réjouissant de prime abord : la narratrice d'une vingtaine d'années, est atteinte d'une maladie auto-imune. Laquelle? En fait on ne le sait jamais vraiment, et tant mieux, car le propos n'est pas là. Claire Marin à travers ce récit bouleversant s'attache à raconter non pas la maladie, mais son rapport à elle.

À travers un long monologue de 126 pages, Claire Marin dissèque, analyse, observe. Elle raconte le regard des autres qui a changé depuis qu'ils savent; le personnel hospitalier qui ne la voit plus comme individu mais comme objet d'étude; l'incompréhension des médecins quand elle parle de sa douleur; la peur des autres malades qui crient pour se sentir vivants.
Mais elle nous parle surtout de son propre rapport à la maladie : la vie devient tout à coup une chose précieuse que l'on ignorait et gaspillait jusque-là; le corps qui devient un ennemi; la maladie, à la fois redoutée et paradoxalement dernière attache au monde des vivants. Car la maladie finit par tout envahir : on la hait mais elle devient le seul combat qui vaille la peine. Il y a une espèce de syndrome de Stockholm : otage de ses symptômes, on redoute qu'ils disparaissent totalement de peur de ne plus savoir comment vivre sans eux. La maladie devient parfois tellement tyrannique que seule la rage et le désir permettent de rester humain : la maladie dévore tout sur son passage, le danger est alors de n'être plus qu'un corps asexué.

Certes, le propos n'est pas gai. Et pourtant l'écriture de Claire Marin est précise, riche, pudique. Il y a une maîtrise de la syntaxe époustouflante, et ce qui transparaît ici c'est la beauté des mots et des phrases malgré l'horreur décrite. C'est d'ailleurs un sentiment étrange : on est subjugué par la façon dont l'auteure nous transmet son histoire, on s'émerveille devant les qualités d'écriture, et en même temps on reste sonné par le contenu. Et pourtant, là encore, Claire Marin nous surprend par sa distanciation : il ne s'agit pas ici de raconter un cas particulier, mais bien de proposer une réflexion universelle sur notre rapport à la mort et à la maladie.
Claire Marin ne sombre jamais dans le voyeurisme ou le pathos, bien au contraire. La sobriété de la narration aide le lecteur à pénétrer dans cet univers sombre. Chaque page offre matière à réflexion. Et bizarrement, ce n'est pas un sentiment de déprime qui accompagne le lecteur, mais un souffle de volonté acharnée.

Je manque de mots pour vous dire tout ce que cette lecture m'a apporté; mais il suffirait que vous voyiez mon exemplaire, avec tous les petits post-it qui l'ornent pour comprendre qu'elle m'a enrichit indubitablement. J'aime quand la littérature nous écorche, nous déstabilise, nous violente; quand elle nous oblige à quitter nos œillères et à modifier notre point de vue. Le premier roman de Claire Marin m'a permis tout cela.

Laurence

Extraits :

La vie reste discrète lorsque l'existence va de soi. Ainsi vécue sur le mode de l'évidence, elle n'a pas à être questionnée. Elle reste une entité abstraite, un chapitre de manuel. Elle n'est pas un problème, mais un postulat ininterrogé de notre présence. La vie répond à l'usage qu'on attend en faire. Elle n'est même pas une réalité dont on éprouve la puissance, tant cette puissance semble naturelle. Elle est notre habitude, notre assurance. Elle est alors une jouissance facile, un élan simple. Mais elle devient parfois surprise et déception, lorsque le corps se dérobe et déserte notre poste de vigie. Le gardien du moi semble le trahir et l'abandonner à sa seule faiblesse. Cette défense désarmée, le sujet n'est plus que vulnérabilité, plaie ouverte.
[...]
La maladie m'a rendue asexuée. Elle a gommé toutes les marques du genre, dans ma vie, sur mon corps devenu androgyne, dans mon discours. Je ne suis ni masculin, ni féminin, je suis malade, d'un genre neutre, indifférent au désir, à la sexualité, à la reproduction. L'identité de malade phagocyte toutes les autres.
Quelle indécence? Le récit de ma vie sexuelle choquerait peut-être moins. Le corps est fait pour être sexuel. Être imprégné du désir et pas de la dégénérescence de la maladie. Le désir sublime le corps tandis que la maladie le dévore.
[...]
Et je m'habitue. Aux cris, aux pleurs, à la douleur des autres et à toutes ses manifestations. J'y deviens presque indifférente. Pour pouvoir rester ici, sans crier à mon tour. Les premières fois, je ne comprenais pas que les infirmières ne se précipitent pas au moindre gémissement. Maintenant je sais que certains malades peuvent hurler toutes les nuits, mécaniquement, pour s'assurer qu'ils sont encore vivants.

Hors de moi - Claire Marin
Éditions Allia - 127 pages