C’est donc le récit de cette vie d’empereur, le récit politique mais aussi émotif et humain d’un homme puissant écrit par une grande femme de lettre. Central à ce récit, l’histoire d’amour entre l’empereur Hadrien et le jeune éphèbe Antinoüs qui mourra tragiquement et très jeune.
C’est à la fois un récit trop facile et trop difficile à résumer. Plus que l’histoire elle-même, c’est l’humanité de ce personnage qui fait de ce livre le grand livre de Marguerite Yourcenar. Dressant le portrait de cet homme, elle dresse à sa façon un portrait de la vie. En ce sens, certains passages sont particulièrement forts, telles les réflexions des premières cinquantaines de pages ainsi que les pensées qu’Hadrien entretient quant à la métaphysique ou le sens de la vie.
Livre dense, livre difficile, mais sublime. Au ton unique, qui vous transporte, lentement, nécessairement lentement, dans un univers à la fois si présent et si différent. La maîtrise de la langue est tellement pointue ici qu’on en sort intimidés par moment.
Seul défaut peut-être, cet Hadrien est si ouvert, si moderne par moment, que le portrait qu’il dresse de lui-même m’a parfois un peu irritée de trop de perfection.
Du même auteur : Anna, Soror...
Par Catherine
Extrait :
Les cyniques et les moralistes s’accordent pour mettre les voluptés de l’amour parmi les jouissances dites grossières, entre le plaisir de boire et celui de manger, tout en les déclarant d’ailleurs, puisqu’ils assurent qu’on s’en peut passer, moins indispensables que ceux-là. Du moraliste, je m’attends à tout, mais je m’étonne que le cynique s’y trompe. Mettons que les uns et les autres aient peur de leurs démons, soit qu’ils leur résistent, soit qu’ils s’y abandonnent, et s’efforcent de ravaler leur plaisir pour essayer de lui enlever sa puissance presque terrible, sous laquelle ils succombent, et son étrange mystère, où ils se sentent perdus. Je croirai à cette assimilation de l’amour aux joies purement physiques (à supposer qu’il en existe de telles) le jour où j’aurai vu un gourmet sangloter de délices devant son mets favori, comme un amant sur une jeune épaule. De tous nos jeux, c’est le seul qui risque de bouleverser l’âme, le seul aussi où le joueur s’abandonne nécessairement au délire du corps. Il n’est pas indispensable que le buveur abdique sa raison, mais l’amant qui garde la sienne n’obéit pas jusqu’au bout à son dieu. L’abstinence ou l’excès n’engagent partout ailleurs que l’homme seul : sauf dans le cas de Diogène, dont les limitation et le caractère de raisonnable pis-aller se marquent d’eux-mêmes, toute démarche sensuelle nous place en présence de l’Autre, nous implique dans les exigences et les servitudes du choix. Je n’en connais pas où l’homme se résolve pour des raisons plus simples et plus inéluctables, où l’objet choisi se pèse plus exactement à son poids brut de délices, où l’amateur de vérités ait plus de chances de juger la créature nue. À partir d’un dépouillement qui s’égale à celui de la mort, d’une humilité qui passe celle de la défaite et de la prière, je m’émerveille de voir chaque fois se reformer la complexité des refus, des responsabilités, des apports, les pauvres aveux, les fragiles mensonges, les compromis passionnés entre mes plaisirs et ceux de l’Autre, tant de liens impossibles à rompre et pourtant déliés si vite. Ce jeu mystérieux qui va de l’amour d’un corps à l’amour d’une personne m’a semblé assez beau pour lui consacrer une part de ma vie.
Gallimard - 364 pages
Commentaires
samedi 12 juillet 2008 à 12h23
Quel magnifique souvenir de lecture que ce livre !!! Je le relirai mais je reste encore sur la magie de cette lecture qui date.... de plus de vingt ans !!!!
dimanche 13 juillet 2008 à 00h14
Tiens, tiens ... Serait-ce Katia Belkhodja qui t'aurait donné le goût de livre ce roman dont elle parle si souvent dans "La peau des doigts" ?
dimanche 13 juillet 2008 à 15h22
Étonnament non, il était déjà prévu depuis quelques semaines quand j'ai découvert Katia, mais ce hasard m'a fait sourire!
dimanche 13 juillet 2008 à 19h44
tout Yourcenar - j'aime tout Yourcenar, Archines du Nord, Souvenirs Pieux, Hadrien, Le Coup de Grâce, Alexis -c'est un des rares auteurs que j'ai en Pléiade ( je trouve aussi que Stéphane Audéguy, avec ses phrases amples et son souffle est comme une modernité de Yourcenar - je sais, c'est bizarrement dit, mais je n'arrive pas à le formuler autrement, j'ai ressenti la même impression en lisant la théorie des nuages ou fils unique qu'en lisant Yourcenar)
dimanche 13 juillet 2008 à 21h22
Ma première rencontre avec M. Yourcenar, c'était ado avec L'oeuvre au noir. Une révélation !! J'ai continué avec Mémoires d'Hadrien, une confirmation.
Souvent, je les reprends et me relis quelques passages, pour la beauté de la langue, de l'écriture, de l'histoire. Juste comme ça... pour en être encore habitée.
dimanche 13 juillet 2008 à 22h00
Je suis bien d'accord avec vous.
C'était tellement fort la beauté de l'écriture qu'en le refermant je me suis demandée pourquoi on continue à avoir envie d'écrire après ça...
Et puis bon, l'envie continue... mais on accepte qu'il y a des marches plus hautes que d'autres!
mardi 15 juillet 2008 à 14h07
Un très grand roman où on l'impression de gouverner le monde avec Hadrien. Une très belle réflexion sur l'exercice du pouvoir et une formidable plongée dans le personnage.
Merci
mercredi 30 juillet 2008 à 13h06
Effectivement, quel beau roman que celui-ci !
J'espère que Laurence, tu te laisseras tenter après ta première expérience pas très réussie de Yourcenar...
lundi 15 septembre 2008 à 16h19
J'aime infiniment ce livre ! Il me fascine, et les dernières pages, celles où Hadrien médite sur la continuité de son oeuvre après la mort, et cette dernière phrase, "Entrons dans la mort les yeux ouverts", sont ma bible, des pages que je ne me lasserai jamais de relire, qui font désormais partie de moi et de ma vision du monde et de la vie. Je crois que si je devais sauver un roman français au XXe siècle, ce serait les Mémoires d'Hadrien - ou l'Oeuvre au noir, du même auteur. A ceux qui ont aimé Hadrien, je ne peux que vous conseiller ce roman. Yourcenar sonde les rêves, la pensée, la grandeur et l'obscurité d'un Moyen Âge où la Renaissance commence à luire, et c'est un livre qui m'a fascinée, qui a marqué mon imaginaire à tout jamais...
jeudi 26 mars 2009 à 16h12
C'est la marguerite que j'aime, l'autre, je ne peux pas...
Quel portrait magnifique du dernier homme libre, on est transporté tout au long du roman par l'érudition et le talent narratif de l'auteur. Lu dans une chambre d'hôpital à 25 ans. Dès le livre achevé, je suis allé à la bibliothèque me jeter sur les nouvelles orientales qui sont d'une beauté absolue et d'une finesse inégalée.
vendredi 3 février 2012 à 15h06
Un grand texte, très documenté.