C'est l'histoire en 100 fragments d'une conjoncture: la rencontre d'un suédois attirant dans le métro - premier désir en dix ans après le drame - et l'effrondrement des tours jumelles qui dans leur lancinante répétition rappelle l'effrondrement intérieur. S'y ajoute Vera, l'étrange funambuliste rencontrée à New York, Léo le chien compagnon indispensable, des réminescences de famille. Mais ils sont tous secondaires au tête-à-tête entre une femme et sa peur, une femme et sa mort, une femme et son désir.

Ouf!!! Pendant les 200 premières pages je me suis tenue les mâchoires serrées à contourner l'indicible, comme la narratrice elle-même, à ne pas vouloir que tout ça existe. C'est à la page 207 (voir extrait) que j'ai explosé: au moment où quelqu'un d'autre pose clairement - un chauffeur de taxi - les yeux sur sa douleur, sur son drame. Cette anecdote de lecture pour dire que le regard de l'autre est souvent nécessaire à la douleur pour qu'elle puisse jaillir. En ce sens, je comprends que cette narratrice qui rêve d'écrire, rêve du Lecteur, de son regard, pour faire sortir sa douleur. Je comprends aussi que Mélanie Gélinas ait dû commencer par cette histoire-là. Et nous en avons aussi besoin.

Certains aspects formels m'ont dérangée davantage: la trame est vraiment très confuse par moment, les transcriptions des carnets d'Anaïs ont souvent brisé mon rythme de lecture, certains dialogues en anglais étaient si prosaïques que ça jurait avec les envolées du reste du livre... Mais, mais... c'est une lecture nécessaire parce qu'elle parle du corps de la femme, de sa fragilité, de ça. Elle parle aussi du besoin de se reconstruire et de repasser pour se faire au travers de sa douleur: ce livre nie la possibilité du déni. Pour ça merci!

La postface est très intéressante pour les intellos de mon espèce. La présence de Derrida en filigranne dans ce travail d'écriture, la marge entre autofiction et fiction, les recherches formelles pour bien marier un fond si difficile à dire. Mélanie Gélinas l'écrit en postface: « Dire le viol suppose la re-production de la perte de l'intimité.»

Après un an de Recrues du mois, je ne peux que souligner les similitudes entre les trois romans de jeunes femmes ayant étudiées en littérature. Celui-ci a une parenté avec La peau des doigts de Katia Belkhodja et même le Judas de Tisia Trifiatis. Dans tous les cas on cherche, plus ou moins adroitement, à esquisser une histoire plutôt qu'à la raconter. Je ne dirai qu'une chose, peu importe les réserves que j'aurai émises sur l'un ou l'autre roman: continuez comme ça mesdames, j'aime ça!

PS à l'éditeur: Malgré le logo de protection des arbres que vous affichez partout, il me semble étrange d'avoir choisi une mise en page qui implique cinquante versos blancs!
 

Par Catherine

La Recrue du mois est une initiative collective qui met en vedette le premier ouvrage d’un auteur québécois. Pour lire les autres commentaires sur ce livre vous pouvez donc vous rendre sur le site de La recrue du mois

Extrait :

Anaïs avait vu le bouton de verrouillage de la portière arrière relevé. Elle avait perçu ce bouton à cinq mètres. Tout ce précipitait dans sa tête. Elle s'était jetée sur la Toyota bleu marine, dans le taxi. Elle s'était engouffrée dans ce refuge miséricordieux, sur le siège arrière, derrière le chauffeur. Il y avait une femme à côté d'elle. L'homme la dévisageait dans son rétroviseur.

Muette, Anaïs avait lancé un regard vers le reflet des yeux écarquillés dans le petit miroir, juste une seconde, le temps de dire sans dire l'indicible et l'ineffable crime.

Anaïs tremblait de tout son squelette. Elle se souvient de cet état à en vomir. Ses os disloqués faisaient d'elle une poupée de chiffon, molle, déséquilibrée, sans prise sur elle-même. Ses os, dans leurs cartilages, se trouvaient brinquebalants, dans un ébranlement sans mesure.

La femme a senti la détresse d'Anaïs. D'un mouvement de la main, elle a fait signe au chauffeur de poursuivre sa course. Ses yeux et sa bouche étaient des trous béants dans lequels résonnaients l'horreur et le silence. L'homme s'est alors empressé de dire à Anaïs: «Je t'emmène au poste de police. Ne dis rien.»

Compter jusqu'à cent
Éditions Québec Amérique - 335 pages