Dans ce premier acte (qui constitue les 2/3 du roman), la construction est éclatée, morcelée. À la façon d'un pointilliste, Jean-Jacques Schuhl assemble les touches de couleurs, sans linéarité : passé, présent, futur, réalité et rêves se mêlent et s'entrecroisent. Autour de la silhouette diaphane d'Ingrid Caven, papillon à la peau si fragile, on croise d'autres figures plus connues : Andy Warrol, Yves Saint Laurent, Jean Cocteau, Bette Davis, et même un clone d'Elvis perdu en Italie. Mais il y a surtout Fassbinder, son ex-mari, et Charles, le remplaçant. Deux hommes qui l'ont follement aimée, chacun à sa façon; deux hommes qui voulaient témoigner de ce qu'elle fut pour eux.
Jean-Jacques Schuhl dresse un état des lieux, tout à la fois empreint de nostalgie et sans concession, sur les milieux artistiques de cette seconde moitié du 20ème siècle. Petites histoires dans la grande, ambition, drogue, argent...
On voyage aussi : l'Allemagne tout d'abord, terre nourricière, ou la France, terre d'accueil; mais aussi l'Italie, Israël ou les États-Unis. Les paysages croisés sont peints avec minutie, les descriptions de New-York ou Paris à couper le souffle.
Et puis il y a Ingrid, la petite fille momie, l'enfant allergique dont la peau se décolle qui a chanté sous la photo du Furër, qui a pris le petit train pour son trajet "retour" alors que tant d'autres n'ont eu droit qu'à un "aller" fatal. Ces souvenirs qui hantent la femme qu'elle est devenue.
Pas de linéarité donc dans ce premier acte, mais une écriture dense et poétique; une musique envoûtante dans laquelle on aime se perdre. Parfois, les voix intérieures d'Ingrid et Charles se confondent tout comme la part de fantasme et le témoignage. À tel point que l'on se met à croire qu'Ingrid Caven n'est qu'un personnage de fiction, le symbole d'une époque. Et pourtant, Ingrid Caven existe réellement. Elle fut l'égérie de quelques grands noms, mais l'homme qui la raconte l'aime tant qu'il la transforme, la magnifie jusqu'à lui donner une dimension féerique.
Acte 2 : transition.
Une chambre d'hôtel à Paris. Charles et Ingrid se disputent; au même moment, à des kilomètres de là, Fassbinder meurt. Et la réalité claque comme un réveil brutal. Le cinéaste n'a laissé derrière lui qu'un mince papier, une simple feuille A4 sur laquelle il a couché son testament. À partir de cet instant Jean-Jacques Schuhl fait tomber les masques et se dévoile. Il est le "je", le Charles qui aime et raconte. L'amant qui reste et décide de finir le projet voulu par Fassbinder. La narration devient alors plus linéaire, plus conventionnelle dans la structure, mais l'écriture est toujours aussi somptueuse.
Deux derniers actes, assez brefs, pour dire le pourquoi et le devenir. Deux actes pour expliquer et laisser la place aux autres.
Ce roman est absolument magnifique. Jean-Jacques Schuhl nous emporte dans son souffle et les tâches de couleurs qui paraissaient au départ brouillonnes et déconcertantes, forment au final un tableau impressionniste magnifiquement réussi. Quelques jours après l'avoir lu, au moment où j'écris ce billet, me restent encore des images fulgurantes, comme la promenade d'Ingrid sur les avenues parisiennes ou la confection à même la peau de la fameuse robe. Certes, ce récit n'est pas facile d'un premier abord (mais peut-on parler d'un roman tant le merveilleux et la poésie imprègnent l'écriture?) cependant c'est un voyage inoubliable et enchanteur.
Laurence
Extrait :
Elle venait là maintenant du fond de la scène. « Et qu'est-ce que c'est encore que ce morceau de chaîne, ce métal mat enroulé au poignet? Je ne lui ai jamais vu... » Pauvre accessoire évocateur de casse, de zone, wagons à bestiaux, wagonnets, bruits de ferraille, ça faisait dissonance avec le satin noir de la longue robe ciselée... Elle était à contre jour, Gegenlicht, son ombre se profilait sur le côté, sur le sol et le mur de gauche, beaucoup plus grande qu'elle, légèrement déformée et faisant un mouvement un peu distinct, imposante comme si elle eût sa vie propre et que ce fût cette ombre fugitive, tremblée, qui, pour quelques secondes, la projetât elle, mais très vite, en douceur, pfft, rien, ce tracé s'effaça, l'ombre disparut... elle faisait deux trois pas entre marche et course, fin sourire, un pas glissé d'adolescente, presque une enfant là, sur scène. Elle court... elle court, Shikemitsou... elle courait.
ÉditionsFolio - 384 pages
Commentaires
samedi 16 août 2008 à 09h33
Merci Laurence pour ce très beau billet ! Un livre que j'ai adoré moi aussi je l'ai lu à sa sortie. Splendide, magnifique, merveilleux !!! Peut-être à l'occasion j'en ferai un billet ?
samedi 16 août 2008 à 12h34
Depuis sa sortie ce livre m'intrigue. Mais n'ai pas encore trouvé le temps pour y aller voir de plus près. Je note donc.
dimanche 17 août 2008 à 08h42
De rien Alice
j'ai quand même eu un peu de mal pour trouver les mots tant ce roman est dense. L'écriture à elle seule est déjà un enchantement. Mais il y a aussi tellement de thèmes abordés, tellement de scènes inoubliables. Pour une fois, je comprends pourquoi un roman a obtenu le Goncourt. Ingrid Caven n'est pas simplement un récit, c'est de la Littérature. 
Dédale : ce sera peut-être alors l'occasion d'une relecture. Mais comme je sais que ta pal est pire que la mienne, cela risque de durer un peu
dimanche 17 août 2008 à 19h06
Non pas une relecture, carrément une lecture. J'avoue que ma Pile à lire est conséquente. On dira cela comme ça
Alors Ingrid Caven va devoir attendre un peu 
lundi 18 août 2008 à 09h52
BRAVO !
Ce roman est en effet magnifique, superbe, d'une richesse incroyable et d'une beauté... un de mes livres préférés, sans aucun doute ! Bravo, bravo, bra-vo !
lundi 18 août 2008 à 10h14
Thom : merci mais pourquoi "bravo"?
à moins que tes bravi soient destinés à l'auteur? 