Pour échapper à la vie dans la capitale d'Orsenna, vieille civilisation déliquescente où rien ne se passe depuis toujours, où il s'ennuie passablement malgré les amis, les fêtes, Aldo décide de s'engager comme observateur pour la Seigneurie d'Orsenna, dans la province des Syrtes. Là-bas, dans la forteresse de l'Amirauté, cela ne bouge pas plus qu'ailleurs. Le seul intérêt de cet isolement c'est justement la profonde solitude et le brouillard ambiants qui règnent sur toute chose et le peu d'âmes qui y vivent. Car sur le rivage des Syrtes, il ne se passe rien, mais absolument rien, sauf peut être les rares actes de la vie courante. Pourtant, une menace existe toujours et reste lovée dans l'esprit de chaque habitant de cette contrée isolée.
De l'autre côté de la mer des Syrtes, où de temps en temps, l'équipage du Redoutable effectue une manœuvre de surveillance, il y a l'ennemi de toujours, l'Etat du Farghestan.
Sur de longues pages, Julien Gracq va nous disséquer avec un brio hallucinant cette vie, cette province, cette solitude, la beauté du paysage sous la lumière blanche de la Lune, les pierres de l'Amirauté ou des ruines d'une vielle ville, cette menace farghienne. On pourrait s'ennuyer ferme à cette lecture mais il n'en est rien tant le style de l'auteur est extraordinaire. Le lecteur en vient à se demander, à désirer comme certains personnages que le conflit entre les deux pays se réactive pour qu'il se passe enfin quelque chose. Le voilà donc ferrer par l'auteur. Il souhaite une catastrophe. Il la ressent même comme nécessaire.
Ambiance toute particulière donc, qui a peut être donné des idées à Dino Buzzati pour son fabuleux Désert des tartares, (à moins que cela ne soit l'inverse, les sources consultées divergent) celle d'avant la réalisation d'un événement inconnu mais dont pressent l'avènement tout proche, imminent. Julien Gracq, lui-même, l'expliquait ainsi : « Ce que j'ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le rivage des Syrtes, [....] c'est à libérer l'esprit-de-l'Histoire. Il y a dans l'Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, [...] a la vertu de griser » ; « C'est cette remise en route de l'Histoire, [...], qui m'occupait l'esprit quand j'ai projeté le livre. J'aurai voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue ». Tout un programme !!
Une écriture somptueuse comme on en lit peu. Une de celles où on ne peut que prendre son temps pour la lire, la relire à l'envie tranquillement pour en savourer chaque mot, chaque phrase, leur beauté peu ordinaire, si musicale. Bien évidemment, c'est le genre de roman qu'on aura du mal à lire dans les transports en commun – sauf si l'on a une grande capacité à s'extraire de son environnement.
Il n'est pas désagréable de lire une écriture si travaillée en contraste avec celle qui a cours de nos jours, l'écriture dite parlée. Ce genre de style nous apprend ou réapprend à prendre son temps ; celui d'une lecture plus attentive.
Un excellent moment de lecture. A lire, à relire, à offrir aussi à ceux qui sauront apprécier.
Du même auteur : Un balcon en forêt, La presqu'île
Dédale
Extrait :
Je trouvais un charme à cette vie retranchée. Les rapports que j'envoyais de temps à Orsenna étaient fort courts, mais les lettres que j'adressais des Syrtes à mes amis très longues. Il y avait des moments où, par une après-midi lumineuse et calme, il me semblait renfermer sans effort dans mon cœur même les pulsations faibles de cette petite cellule de vie assoupie, tremblante à l'extrême bord du désert. Accoudé à un coin de remparts de la forteresse où s'accrochait sur le vide quelque touffe de fleurs sèches, je cernais d'un seul coup d'oeil son étendue menacée ; le cheminement de fourmi des rares allées et venues, le cliquetis d'un attelage, le bruit isolé dans le hangar d'un marteau clair, montaient distincts jusqu'à moi dans l'air aux vibrations de cloche – cette intimité familière et toute connue m'était douce, et cependant il montait de cette naïve activité villageoise une inquiétude et un appel. Un rêve semblait peser de toute sa masse sur la somnolence de ces allées et venues si humbles que j'observais de là-haut comme du cœur d'un nuage ; lorsque je m'attardais à les suivre plus longtemps, je sentais monter en moi cette fascination d'étrangeté qui nous tient suspendus à suivre le remue-ménage d'inconscience pure d'une fourmilière sous un talon levé. Ma pensée revenait souvent alors à Marino et à ma première visite à la forteresse ; je voyais repasser devant mes yeux le geste de conjuration rassurante de sa pipe heurtée à la culasse du canon, et j'avais soudain le sentiment intime de sa présence massive et protectrice au sein de sa minuscule colonie. Il était sa même pulsation calme, je voyais sa main gauche et franche écarter délicatement les ombres au-devant d'une vie toute naïve ; je sentais combien j'étais différent de lui, et je sentais combien je l'aimais.
Éditions José Corti - 321 pages
Commentaires
mercredi 3 septembre 2008 à 07h41
Effectivement, ce roman et celui de Dino Buzzati ont vraiment l'air très semblables. Par contre, je viens de me rendre compte d'une chose, c'est que la version italienne a été publiée en 1940, alors que celle de Julien Gracq date de 1948. Le Français se serait donc inspiré de l'italien et non l'inverse
Idée qui me séduit bien plus, car j'aurais été peinée d'apprendre que Buzatti n'avait fait que reprendre une idée déjà traitée.
mercredi 3 septembre 2008 à 08h19
Exact Laurence. Comme quoi, avec le Net, il faut vérifier et croiser les infos entre elles.
De toute façon, cela ne change rien à l'ambiance de cette histoire ni au talent des deux écrivains. 
mercredi 3 septembre 2008 à 15h15
Merci chère Dédale pour cette relecture et sur cette lumière que tu jettes sur le fond du travail de l'écrivain qui est l'écriture plutôt que l'anecdote.
jnf
jeudi 4 septembre 2008 à 08h32
C'était pour moi une première lecture, peut être y en aura-t-il d'autre tant cette écriture est dense, poétique, si particulière. Une sacrée rencontre, une très belle surprise, j'avoue.
mardi 3 novembre 2009 à 17h42
très intéressant ce rapprochement, cela confirme l'universalité de la pensée.