Patrice et Patricia ont toujours formé un couple symbiotique, trop sûrement. En grandissant, effrayés par cette proximité, les deux jeunes gens ont quitté l'Allemagne, l'une vers Paris, l'autre vers Santiago. Leur séparation a duré 7 ans, jusqu'à ce qu'un appel les avertissent du meurtre commis par leur père. Frédéric Delacroix, le plus célèbre accordeur de piano de Steinway, vient d'exécuter en pleine représentation Antonio du Malfito. Retour à Berlin pour quelques semaines et la promesse de coucher sur le papier ces 7 ans d'absence pour pouvoir enfin être l'un sans l'autre.
Mais bien sûr, il ne peut pas il y avoir sur ce papier que les années vécues l'un sans l'autre. Il faut remonter plus loin, raconter l'enfance, le présent et découvrir les secrets des parents.

Chaque chapitre constitue l'un des cahiers; la narration alterne donc entre les deux points de vue. Dès le départ, on comprend combien ils sont indispensables l'un à l'autre :

Le temps avait toujours été du temps avec toi, du temps partagé. Je n'en avais pas connu d'autre. Le temps avait été notre création commune, né et déployé dans ce que nous vivions ensemble. Cela paraît fou et incroyable, mais c'était ainsi : je n'avais pas pensé qu'un jour je devrais vivre en avançant dans un avenir vide, un avenir plein de ton absence.

Pendant tout le premier mouvement le frère et la sœur évoquent à la fois les souvenirs communs mais aussi tout ce pan de vie qu'ils ont vécu sans l'autre, ce trou béant dans lequel ils n'avaient pas l'impression d'être entiers. Mais malgré la distance et le silence, sans le savoir, leur chemin sont restés très proches.
En filigrane, Patrice évoque aussi sa mère, Chantal, ancienne ballerine dépendante de la morphine suite à un étrange accident, et l'on sent la mère jalouse de ce couple d'enfants. Patricia, elle, parle de son père, Frédéric. Cet homme discret mais dévoré par un rêve : faire jouer l'un de ses opéras. Mais toutes ses compositions sont refusées les unes après les autres, et le poids de l'échec est de plus en plus lourd pour tous les membres de la famille.

Ce sont de longs monologues qui s'offrent au lecteur, des journaux intimes dans lesquels la parole prend des tours et des détours. 

C'est lundi matin. Depuis une semaine, j'écris. Le temps ici, dans la maison vide est semblable à un rêve, un temps au-delà du temps. La musique du Père et mes cahiers fusionnent en une sorte étrange, planante, de présent. En me transférant dans le passé, je partage la musique de Père avec lui, et en me projetant dans l'avenir de ta vie, je partage mes pensées avec toi. Un présent, donc, qui est partout, mais non dans le présent. Avec chaque jour qui passe ainsi, une couche extrêmement mince de cet étrange présent paradoxal se poste sur le passé de la famille Delacroix. Entre temps, cette stratification de présent a déjà tellement prospéré qu'il ne serait même plus concevable d'aller rechercher les meubles.
Que se passera-t-il quand la dernière note de la musique de Père aura retenti et que le dernier de mes mots aura été lu par toi ?

L'écriture est dense, les paragraphes resserrés, et malgré une écriture très élégante, on se sent tout d'abord un peu perdu. J'ai eu au départ du mal à trouver le rythme de l'auteur, je me sentais un peu détachée de cette histoire. Pascal Mercier aborde ici une foule de thèmes : l'hérédité, l'amour, le silence, l'ambition, la filiation, le souvenir, la fuite.... Tous ces thèmes s'entrecroisent et se mêlent au fil des pensées des narrateurs. Mais petit à petit, on se fait au phrasé de l'auteur et l'on comprend la nécessité de tels détours. Ce qui a tué la famille Delacroix c'est le silence. Dans cette famille où les notes de musique ont toujours été si importante, le silence a tout recouvert.

Nous nous taisions beaucoup. Dans mon souvenir, c'est comme si nous étions restés l'un en face de l'autre en silence, des jours entiers, sans interruption. Au commencement, ce n'était rien de plus qu'un silence dans lequel chacun suivait ses pensées. Mais pendant un silence commun tout peut arriver, je le sais maintenant.

Chacun des membres du foyer semble enfermé dans une bulle impénétrable, le Père et la Mère peut-être encore plus que leurs enfants. Patrice et Patricia recueillent donc, avant qu'il ne soit trop tard,  les confessions parentales et réalisent qu'ils ne connaissaient pas l'homme et la femme qui les avaient élevés.

Si le fil conducteur est l'assassinat du ténor, L'accordeur de piano n'est absolument pas un roman policier.
Même si j'ai parfois eu du mal à me faire à  la mélodie de l'auteur, qui m'a paru de temps à autre traîner vraiment en longueur, L'accordeur de Piano est une belle fresque familiale;  une confession ultime, un retour sur soi. Patrice et Patrica consignent dans ces cahiers d'écolier le testament musical de leur parents.

Du même auteur : Train de nuit pour Lisbonne

Laurence

Extrait :

Maintenant que tout est fini, nous allons écrire comment nous l'avons vécu. Nous irons seuls au-devant des souvenirs, sans être séduits par la présence de l'autre. Les récits devront être véridiques, quelle que soit la douleur ressentie à leur lecture. Nous nous le sommes promis. Ainsi seulement, as-tu dit, parviendrons-nous à briser la geôle de notre amour qui a commencé le jour où nous sommes nés ensemble, et a duré jusqu'à aujourd'hui. Ainsi seulement pourrons-nous nous libérer l'un et l'autre.


Éditions Maren Sell - 504 pages