Mais revenons à l'origine de ce rapport. L'auteur est un enfant issu d'un étrange adultère et a grandi aux alentours des Champs-Elysées. Dans ce premier ouvrage, fait de courts paragraphes, Grégoire Bouillier raconte les choses marquantes de sa vie, ses liens avec les membres de sa famille, ses errances, ses amours pour le moins perturbées, ses débuts dans la presse avant de devenir journaliste. Tout cela est écrit sans fioritures, sans tricherie. C'est net, précis, parfois teinté d'humour un peu sarcastique, lucide, franc. Un vrai rapport donc. On pose les choses sans les trafiquer et on observe ce qui en sort. On va à l'essentiel.

Tout cela est bien écrit. On sent bien que l'auteur a pris le parti d'être honnête avec lui, tout d'abord et avec le lecteur puisqu'il décide de publier ce rapport. Et c'est justement cette démarche-là qui m'a gênée, qui a fait que je suis restée à la marge de son histoire. J'admire les gens qui peuvent dévoiler ainsi leur vie, leurs sentiments, leurs errances, leurs interrogations sur le pourquoi de la vie, de leur vie. On vide son sac et puis on continue son chemin. Mais pourquoi publier tout cela ?

Dans une interview lue après cette lecture, l'auteur déclare que par ce rapport il a essayé de restituer ce qu'il avait vu, entendu. « Il ne s'agissait pas de parler de moi, ni de ma famille ou de mes amours, mais à partir de tout cela de découvrir le mouvement même de l'existence : comment elle se déroule sous le signe du langage, par exemple, ou encore que tout ce que la société sépare lorsqu'elle oppose l'enfance à l'âge adulte, le passé au présent, la famille à la société, la joie à la peine, l'amour au sexe, etc. ne tient pas la route si l'on y regarde de plus près. »

Tout au long de ma lecture, pleine de curiosité sur la démarche, le but recherché par l'auteur et non pas sur le contenu, le sentiment d'étrangeté ne m'a pas lâchée. Quelque chose a donc dû m'échapper à un moment.

Étrange, étrange que tout cela.

Dédale

Extrait :

Les analyses révélèrent enfin que j'avais contracté des staphylocoques dorés. Nouvellement commercialisées, la pénicilline eut vite raison de mon mal. J'y perdis cependant l'odorat, ce dont personne ne se rendit compte. Moi-même le dissimulai longtemps, sous couvert de stratégies que je développais. J'affirmais par exemple avec enthousiasme que la salade sentait bon le citron après avoir surpris un pépin dans la vinaigrette. Si jamais je suis intelligent, c'est en trompant mon monde que je le suis devenu : que ne devais-je étudier les apparences pour leur donner un sens que j'avais perdu. C'est ainsi que je suis très tôt que le vraisemblable ne se confond pas avec la vérité, ni le réel avec sa représentation, ce qui m'éloigna rapidement de mon époque. Je devins d'ailleurs très tôt solitaire puisque non seulement il me fallait garder secrète mon anosmie, mais cela au milieu de gens qui ne me faisaient guère envie si je pouvais les abuser si facilement.

A l'école primaire, j'ai obtenu ma meilleure note de rédaction en racontant le souk de Marrakech, ses couleurs chatoyantes et ses odeurs enivrantes. La maîtresse lut ma copie devant tout le monde et la fit même circuler dans d'autres classes. Ce fut mon premier succès dans le monde. Il me fit bien réfléchir sur la littérature et sur l'imposture : je n'étais jamais allé à Marrakech et n'avais pas d'odorat.

Rapport sur moi
Éditions J'ai lu - 127 pages