Qu'ai-je donc fait se divise en trois grandes parties. Dans la première Poeta fui et cantai, il revient sur son parcours d'écrivain, ses désirs et ses attentes vis à vis de la littérature. La seconde partie, Nagueur entre deux rives contient ses confessions, ses souvenirs de famille, ses amours douloureuses; c'est la partie proprement autobiographique, au sens classique du terme. Enfin, dans la dernière partie, Sur les genoux de Dieu, il nous fait part de ses questionnements plus philosophiques sur le temps, l'espace, l'histoire de l'humanité et l'existence de Dieu.

Tous ces thèmes, Jean d'Ormesson les a déjà abordés dans ses romans précédents, mais il nous promet ici, comme Rousseau en son temps, de le faire sans atours ou détours : "Je ne suis pas sûr que ce portrait rende son auteur très sympathique. Je ne me plaîs pas beaucoup [...] Je ne suis pas grand. Je serre les poings. Je n'ai jamais cessé de nourrir des rêves qui me dépassent de beaucoup. Et quels rêves, je vous prie? Des rêves de pacotille, de poudre aux yeux, de petit bourgeois en goguette." Et pourtant, dès le départ, on sent la coquetterie de l'écrivain.
Jean d'Ormesson a construit son livre comme un recueil de pensées, de réflexions. Les chapitres, assez courts, se succèdent comme un inventaire. La première partie est sûrement celle qui m'a le plus interpellée : il y parle d'écriture, d'ambition, de littérature. Jean d'Ormesson voulait être "un grandécrivain", ou plus exactement "le dernier grandécrivain". Vaste ambition me direz-vous... Quand on a pour modèle Homère et Dante, il est certain que l'on ne peut voir que d'un œil sévère ce que l'on a écrit. Mais Jean d'Ormesson s'amuse à brouiller les pistes. Alors qu'il explique au début de son roman que son principal défaut est la paresse, quelques pages plus loin, il annonce avec une simplicité désarmante :

J'écrirais volontiers un éloge de la paresse et de l'ennui. La paresse, rien de plus clair, est la mère des chefs-d'œuvre. [...] L'ennui est la marque en creux du talent, le tâtonnement du génie.

Et puis, Monsieur d'Ormesson, s'il ne se considère pas comme un grandécrivain, n'est pas tendre non plus avec la nouvelle génération :

La littérature vivante d'aujourd'hui, qui m'a si souvent emmerdé avec son sérieux implacable et son pédantisme expérimental et toujours avorté, je lui rends bien volontiers la monnaie de sa pièce et je l'envoie se faire foutre avec beaucoup de gaieté. Je ne sais pas si je serai encore vivant demain, mais je suis sûr que la littérature vivante d'aujourd'hui, qui, avec son intolérance de donneuse de leçons et ses fanfaronnades de mauvais sentiments, est l'exact pendant, inversé et beaucoup plus prétentieux, de la crétinerie des pompiers de la peinture et de la littérature de la fin du XIXe siècle, sera morte avant moi - si elle n'est pas déjà morte.

La médiocrité est portée aux nues. Les navets sont célébrés comme des chefs-d'œuvre. Ce qui sera oublié dans trois ans est l'objet d'un tintamarre qui finit par rendre insignifiant pêle-mêle le meilleur et le pire. Les œuvres dignes de ce nom ne manquent pas autour de nous. Elles sont emportées dans les flots de la nullité acclamée.

À bon entendeur, salut... En fait, Jean d'Ormesson admet qu'il n'est pas un grandécrivain, mais à l'écouter, depuis la seconde moitié du XXe siècle, aucun auteur ne peut prétendre à ce titre. Voilà qui relativise grandement son auto-flagellation... En fait, à mesure que l'on avance dans le roman, on comprend que ce que regrette d'Ormesson, c'est d'avoir eu une vie trop facile, trop heureuse : "La littérature, c'est une affaire entendue, est du chagrin dominé par la grammaire." Cette vie heureuse, il nous la raconte dans la seconde partie, tout en revenant sur ses écrits précédents. Oui, il a triché, déformé, enrobé, il le reconnaît. Mais il y a cette blessure encore vivace, cet amour inavouable pour C. Cette seconde partie m'a, il est vrai, bien moins intéressée, mais elle participe bien évidemment à l'entreprise générale, et permet de façon habile d'introduire la dernière partie : l'humanité, Dieu et le temps.
Dans cette dernière partie donc, Jean d'Ormesson partage avec nous ses interrogations récurrentes sur l'existence ou non de Dieu. Il ne propose pas de réponse définitive; trop admiratif des sciences pour croire réellement, mais en même temps trop désireux d'un futur après le néant, il préfère douter en Dieu, et rejette toute pensée trop définitive. J'ai particulièrement apprécié toutes ses remarques sur le temps qui passe ( ce temps à trois visages si difficilement définissable ) et sur la scène primitive, le bing-bang originel.

Bien évidemment, on reconnaît tout de suite le style de Jean d'Ormesson : un mélange d'érudition (le livre est émaillé de nombre de citations) et de fausse impertinence. En fait, en le lisant, j'ai réalisé qu'il est à mes yeux ce qu'il détesterait être : un homme de lettres. Je m'explique : Qu'ai-je fait est le premier livre de Jean d'Ormesson que je lis. Avant cela, je connaissais bien évidemment l'auteur et son phrasé. Invité fort apprécié des émissions de télé, il est l'académicien cabotin, drôle et érudit, dont tout le monde connaît le visage et la voix. Mais paradoxalement, en dehors de ceux qui l'ont déjà lu, la plupart des gens sont incapables de donner le titre de l'un de ses livres. De même, à la fin de ma lecture, même si j'ai pris plaisir à le suivre, je fus bien forcée de reconnaître que Qu'ai-je donc fait ne marquera pas irrémédiablement ma vie de lectrice. Jean d'Ormesson serait donc un érudit qu'on écoute avec plaisir. À le lire, son cauchemar le plus absolu :

À l'inverse de la condition d'écrivain, la condition d'homme de lettres m'a toujours paru pitoyable. Aussi sinistre que celle de notaire, de banquier, de directeur - quelle formule!- des ressources humaines, de surnuméraire à l'administration centrale. Mieux vaut être artisan, commerçant, ouvrier, agriculteur. Ou soldat - dans la Légion, bien sûr, très bien -, ou comédien. Ou marin, évidemment.

Mais ne nous y fions pas trop. Jean d'Ormesson est plus espiègle que cela, puisque selon lui, l'homme de lettres par excellence est... Voltaire. Dîtes-moi, Jean d'O, n'est-ce pas là une dernière coquetterie de votre part? Homme de lettres aux côté de Voltaire, il y a pire comme situation, non? ;-)

Laurence

Extrait :

Je n'écris, pour ma part, ni un roman ni des Mémoires. J'essaie de comprendre le peu que j'ai fait et comment tout cela s'est emmanché. Je n'écris pas pour passer le temps ni pour donner des leçons. Je n'écris pas pour faire le malin ni pour ouvrir, comme ils disent, des voies nouvelles à la littérature. Pouah! Je n'écris pas pour faire joli ni pour défendre quoi que ce soit. J'écris pour y voir un peu plus clair et pour ne pas mourir de honte sous les sables de l'oubli.

Les plus beaux voyages, c'étaient les livres. Non pas les films ni les terribles photographies qui imposaient déjà leurs paysages et leur redoutable pittoresque à ceux qui les regardaient. Mais les livres, qui laissaient libre cours à l'imagination et au rêve. Ils nous arrachaient à nous-même, et ils nous y renvoyaient.

Qu'ai-je donc fait
Éditions Robert Laffont - 361 pages