Thérèse est une jeune femme de presque trente ans, résidant au Cap-Haitien, ville où même les rêves ont une heure pour rentrer. Un jour elle découvre un autre être en elle, une autre Thérèse totalement différente d'elle, de ce que son entourage connaît d'elle. Un double qui s'exprime, qui lui fait découvrir la réalité de son quotidien, son propre corps. Un double qui la pousse à sortir d'elle même, à briser le carcan dans lequel elle était enfermée depuis sa plus tendre enfance par les principes, l'éducation de sa mère, de son milieu. Tout va voler en éclats, en mille morceaux. Tous ses repères vont être remis en cause.

Thérèse le dit bien : j'ai toujours vécu comme on obéit à une prescription sans interroger le bien-fondé du diagnostic.

Elle s'interroge justement. Elle écrit sur son petit cahier qu'elle a acheté elle-même : "Qu'est-ce qu'on sait de soi et des gens qu'on fréquente ? "

Pour certains, Thérèse est devenue folle. Alors qu'elle ne fait que sortir d'une prison, affective, sociale, s'évader de cette demeure sombre et confinée aux volets toujours fermés. La jeune femme écrit, encore et encore sur elle, sur ses liens avec sa mère, sa sœur, le père très vite absent, parti sur leurs anciennes terres. Écrire est un moyen de s'en sortir, de sortir de son emprisonnement, de trouver enfin la liberté, la vie vraie.

Thérèse en mille morceaux est un très beau autoportrait d'une femme perdue qui tente de se retrouver, de se reconstituer. C'est un magnifique récit à plusieurs voix, mêlant nostalgie, tristesse mais aussi violence, appétit de vie, des désirs profonds, folie et aspiration à la liberté. La plume de Lyonel Trouillot va l'aider, nous aider à recoller tous les morceaux de cet être en devenir. Enfin !

Ces notes sont à la fois mon repli et mon déploiement, mon ratage et ma mise à jour. A défaut d’une parole droite, j’écris pour rassembler mes voix

A l’aube, Thérèse monte dans un bus qui l’emmène loin de la ville : "Femme des sept carrefours et des quatre chemins je vais courir avec mes rêves, parler avec ma voix, marcher avec mes mains, m’assurer au toucher de la beauté des choses."

A lire avidement, assurément.

Lire aussi l'interview de Lyonel Trouillot sur Biblioblog.

Romans de Lyonel Trouillot :
Yanvalou pour Charlie
L'amour avant que j'oublie
Bicentenaire
Les enfants des héros
Rue des pas perdus
Lettres de loin en loin : une correspondance haïtienne
L'éloge de la contemplation
La belle amour humaine

Dédale

Extrait :

Thérèse a la route pour elle seule. Elle a rarement vu autant d'espace. Ce qui lui plaît ce n'est pas tant la solitude, mais la possibilité de la rencontre. Le vent taquine son journal. Elle l'a pris instinctivement, mais est-ce utile de le garder ? Elle n'a guère envie de le continuer. Si elle doit encore parler avec les mots, ce sera son plaisir et non sa pharmacie. Si jamais elle revient à l'idée d'un journal, elle écrira le quotidien des rêves et laissera les mots courir, sauter à la corde, gambader, faire l'amour, paresser, sourire aux rythmes et aux couleurs, se fâcher quelquefois contre l'inacceptable. 3Les mots nous piègent et nous libèrent. » Et,sur ce constat très banal, Thérèse se tient au bord de la route, devant la falaise, regarde le flanc de la montagne et lance ses carnets dans le vide. Thérèse regarde Thérèse partir de tous côtés, rebondir sur le sol, se déchirer au choc des pierres, se cacher, resurgir. Une page où Elise vante les traditions veut monter vers la Citadelle. Une autre plus rebelle s'en va seule derrière de grands arbres où l'on soupçonne une rivière. Quelques feuillets en mal d'enfance font encore le gros dos comme des cerfs-volants. Thérèse vole au vent balade et se disperse. Mère, Jean, Elise, l'ombre de Père, la lourde porte en bois de chêne, une petite fille qui saute à la corde, le premier bal, les tristes noces, l'ennui, les clôtures, la grisaille, tout le passé descend le bas-côté, bouge, plane, et devient en s'éparpillant une chose très légère, une présence qui n'est plus une menace. C'est une douce absence qui ne lie pas les mains. Thérèse en mille feuillets se regarde se perdre à travers la nature et ne pleure pas sa mort. Chaque vie a son journal. Thérèse reprend la route. Et se dit qu'à la première ville, des fois que l'envie lui reviendrait, elle devrait s'acheter des carnets. Oui, chaque vie a son journal. Au collège on lui avait enseigné que toute la suite du récit doit tenir dans les premières phrases. Thérèse marche. « J'ai choisi un matin pour naître. Sur une route. Je portais ce jour-là ma robe la plus légère... »


Éditions Actes Sud - 119 pages