Alors bien sûr, je pourrais arrêter mon résumé ici, mais ce serait enfermer ce roman dans une bluette, ce qu'il n'est pas. Sans trop vous en dire, laissez-moi donc vous présenter Raïssa.
Raïssa a 19 ans, elle vit en banlieue, fille d'un Arabe et d'une Kabyle, petite dernière d'une famille qui comptait avant elle 4 frères. Enfant, elle admirait ce père qui nettoyait Paris et revenait des cadeaux plein les bras; et tant pis s'il oubliait systématiquement de la nommer quand il présentait sa progéniture. Mais insidieusement, les choses ont changé : le père est devenu distant, le voile omniprésent, la liberté un phantasme. Enfermée dans les 8 m2 de sa chambre, Raïssa rêve d'ailleurs. Elle, qui a donné naissance à sa mère, veut vivre loin des "petits chefs" car elle est persuadée que la volonté et la rage peuvent vaincre toutes les intolérances.
L'autre personnage central, c'est Raphaël, mais je ne vous dirai rien de lui. Je vous laisserai le découvrir.

Pour raconter leur histoire, Jacques Vincenot a choisi l'alternance des focalisations : on passe de la vision de Raïssa à celle de Raphaël à chaque nouveau paragraphe. Et pendant les dix premières minutes de lecture, j'ai eu assez peur : Raïssa parle le langage des cités, elle kiffe, genre c'est cool. Pendant les dix première minutes donc, je me suis demandé si je n'allais pas lire, une fois de plus, une vision caricaturale de la vie en banlieue, avec un personnage qui a adopté des gimmicks difficilement transposables en littérature. Mais très vite, j'ai oublié le verlan, les expressions, car non seulement Raïssa malgré ses tics parle un bon français, mais aussi et surtout car ce qu'elle nous dit est poignant. Ce petit bout de bonne femme a en elle une énergie incroyable, de quoi faire tomber tous les murs dressés devant elle. Attention, Raïssa n'est pas le porte étendard de toute une génération. Elle est elle, est c'est déjà suffisamment lourd à porter. Alors on l'écoute, on souffre et on rit avec elle. Et à chaque instant, on ne cesse d'être abasourdi par la volonté qui la porte.

Si l'empathie fonctionne si bien, c'est que Jacques Vincenot a réussi à créer des personnages denses, complexes, qui ne se laissent pas enfermer dans des stéréotypes. Bien sûr, on pourrait dire de ce roman qu'il s'agit d'un conte de fées moderne, à la manière des films que Raïssa aime regarder avec ses copines du foyer. Mais l'adjectif ici est essentiel : moderne car il ne passe pas sous silence la dure réalité, aussi sordide soit-elle; moderne car le récit met en exergue la condition féminine dans certains milieux; moderne car les méchants ne le sont jamais totalement.
En fait, j'ai lu ce roman d'une traite et au fil de ma lecture, Raïssa m'est devenue familière, un genre de petite sœur pour qui on tremble et on espère.

Laurence

Extrait :

Raïssa

La plus belle histoire de son enfance est celle qu'on aime raconter, moi je ne m'en lasse pas. Ma mère, jusqu'à mon départ, a été ma plus belle histoire.
Une histoire qui devrait faire partie des sept merveilles du monde.
Quand je dis ça, c'est une vérité aussi vraie que vous êtes manouche, monsieur Igor, et que je suis Kabyle : ma mère a été comme mon enfant, je lui ai ouvert les yeux, je l'ai instruite, je l'ai sortie de sa réclusion, je lui ai appris à s'habiller fashion, à penser par elle-même, à oser des trucs qui lui étaient inimaginables avant. Le plus cool, ça a été lorsqu'elle a commencé à exprimé ses envies. Les premiers gestes autonomes, les premières sortie de celle qu'on a mise au monde, en fait, c'est peut-être même l'intégrale des sept merveilles du monde.
Quand elle allait à Paris, c'était en cachette puisqu'elle avait pas le droit de sortir du quartier sans être accompagnée par un mec de la famille, mais c'était quand même cool. On traînait dans la rue, on zappait de boutiques en boutiques, avec une sensation incroyable de légèreté : on se serait cru en apesanteur.
Je suis sûre qu'un jour un prix Nobel trouvera l'équation pour quantifier le sentiment de liverté par des mesures physique. Quand on vit un moment de liberté, surtout quand on en est privé au quotidien, le poids diminue, le poids des choses, le poids des idées, le poids du corps. Être libre, même seulement quelques minutes, ça ressemble à de l'apesanteur.

Raphaël

Ce soir, le Palombaggia n'est plus un bateau, mais un ring de boxe. Et la mer ne boxe pas dans la même catégorie que nous, c'est même une de ses caractéristiques. À certains moments, je me dis qu'il faut être névrosé pour naviguer parce que boxer dans une catégorie supérieure à la sienne revient immanquablement à prendre des coups.
La vague se creuse. La coque s'enfonce et vient taper la surface de l'eau qui explose sous l'impact. Mais il est erroné de parler de surface, il n'y en a plus depuis longtemps. Tout n'est que masse indistincte, tumulte sombre et tonnes plombées, partout des embruns qui fouettent, au goût de sel, en plein visage.


Éditions de La Cerisaie - 328 pages