Dans ce roman, puisque qu'il s'agit d'une fiction, Cesare Battisti nous conte l'histoire d'un jeune italien, fils de résistant, qui pour rompre avec l'histoire familiale s'engage dans un mouvement terroriste durant les "années plomb" puis trouvera refuge en France sous la présidence de François Mitterrand, jusqu'à ce que la France signe un accord avec l'Italie pour extrader les anciens activistes. Bien sûr, quand on connaît le parcours de Cesare Battisti, on est en droit de se demander s'il s'agit réellement d'une fiction. Mais ce que nous raconte ici l'auteur, ce n'est nullement un récit sur la lutte armée. En effet, les motivations et l'histoire même des activistes est pratiquement entièrement passée sous silence. Mais de quoi nous parle-t-il alors?

Cargo sentimental est, comme son nom l'indique, un récit où les sentiments prennent le pas sur l'action. Le jeune narrateur commence par remonter le fil de son histoire familiale. Il nous narre les souvenirs que son père égrenait et ressassait le soir au coin du feu. Comment se construire quand son père est une figure de la résistance, comment s'affirmer et se distinguer quand la mythologie familiale est si prégnante? Comme on peut, et comme l'Histoire nous en donne l'occasion. Il aura donc suffit d'un regard de biche, d'une jeune femme intrépide, pour que ce garçon quitte sa campagne et s'engage en politique. Mais la jeune biche est insaisissable et s'enfuit avec un promesse de vie dans ses entrailles.
Le jeune narrateur fuit donc à son tour son pays natal, et après un séjour en Amérique du Sud, il rejoint Paris et découvre l'absurdité d'un pays qui le tolère sans jamais lui reconnaître le droit d'exister. Mais la vie est un éternel recommencement, et bientôt, son futur le rattrape.

Ce qui est étonnant dans ce récit, c'est que, bien que le parcours des activistes italiens soit omniprésent, il ne s'agit nullement d'un roman engagé. Pour tout dire, Cesare Battisti semble même prendre un malin plaisir à rester extrêmement flou sur tous les tenants et aboutissants de cette lutte et ne cherche jamais à en justifier les différentes actions.
Non, Cargo sentimental est avant tout une histoire de transmission, une histoire d'héritage. Ce qui est au centre de ce roman c'est la parole transmise, le poid de l'hérédité, le souvenir familial et le rôle des femmes dans la destinée humaine. Car tous ces hommes, résistants, militants, activistes, s'aperçoivent peu à peu qu'ils sont la somme de ces femmes (mère, amantes et filles) qui ont croisé leur vie.

Quand j'ai ouvert ce livre, je me suis demandé si l'on pouvait faire totalement abstraction de ce que l'on savait de la vie de l'auteur d'un roman; allais-je lire ce roman en ayant toujours en tête le parcours de Cesare Battisti ou allais-je l'oublier? Et dans un cas comme dans l'autre, cela modifierait-il ma perception de l'intrigue?
Il est évident que l'on ne peut pas oublier ce que l'on sait de l'auteur. Mais en avançant dans le livre, j'ai surtout pris conscience que je lisais avant tout un récit fort bien écrit et que Cesare Battisti mérite sans aucun doute le dénominatif de romancier. S'il a effectivement placé son intrigue dans un cadre historique qui lui était familier, son Cargo sentimental est bien plus universel qu'il n'y paraît de prime abord et devrait séduire tous ceux qui s'interrogent sur la reproduction des schémas familiaux.

Laurence

Extrait:

Je songeais alors qu'il était si mesquin de chercher des différences entre certains perdants et d'autres que, du coup, les histoires que l'on racontait à la maison semblaient se confondre avec les miennes. Ça fait un drôle d'effet de découvrir qu'on se retrouve dans le même camp que ceux qui ont toujours exercé la fonction de «parents». Un peu comme in décide de tout démolir au nom du peuple et qu'après avoir été démoli à son tour, on se rend compte qu'on fait irrémédiablement partie de ce même peuple.


Éditions Joëlle Losfeld - 197 pages