Lucien Saint-Hilaire, figure principal de ce roman, quitte le quartier des pauvres pour aller marcher avec ses collègues étudiants. Et y mourir. Je ne vous apprends rien, comme l'auteur nous l'annonce dès la deuxième page «prenant ainsi sur le héros une inutile longueur d'avance.»

Les quelques heures de marche que nous faisons avec Lucien, nous les passons dans ses pensées et ses souvenirs où se croisent les figures principales ou secondaires de sa vie: son petit frère, sa mère aveugle - «Ernestine Saint-Hilaire, moi Noire...» -, ses amis étudiants, la famille dans laquelle il travaille comme répétiteur pour le jeune Alfred, la femme qu'il aime sans la connaître, et d'autres encore. À travers ces visages, le même portrait d'un pays en déroute, grugé par ses contrastes, asphyxié de l'intérieur.

Je viens de lire ce roman pour la deuxième fois. Ce fut ma magistrale porte d'entrée dans l'œuvre de Lyonel Trouillot il y a quelques années. Du même calibre, à mon sens, que L'amour avant que j'oublie, mais dans un tout autre registre. Un récit fort, une plume qui transperce, une poésie qui fait du bien et du mal, qui va droit au cœur de l'émotion brute.

Ce qui fascine de Lyonel Trouillot, c'est le regard sur le pays, qui tout en étant implacable est aussi plein d'une infinie tendresse qui ne faiblit jamais. Lyonel Trouillot est certainement la plus forte des voix qui nous arrive de l'intérieur, du cœur haïtien. Et il faut l'écouter, et il faut l'entendre. Parce que la déroute qu'il décrit il faut la connaître, la sentir et cesser de faire comme si elle ne nous concernait pas.

Lire aussi l'interview de Lyonel Trouillot sur Biblioblog.

Autres romans de Lyonel Trouillot :
Yanvalou pour Charlie
L'amour avant que j'oublie
Thérèse en mille morceaux
Les enfants des héros
Rue des pas perdus
Lettres de loin en loin : une correspondance haïtienne
L'éloge de la contemplation
La belle amour humaine

Par Catherine

Extrait :

Les fidèles revenant du service du dimanche les évitent, accélérant ou ralentissant le rythme de leur marche, brandissant leur bible comme une preuve d'innocence pour se distinguer de leur groupe. Les mères ont serré fort les mains de leurs enfants, comme pour ne pas les perdre. Les commentaires parviennent à l'étudiant. Fatalistes. Accusateurs. Pourquoi ne laissent-ils pas les choses comme elles sont? Rien ne changera jamais ici. Pourquoi s'en prennent-ils à l'État? Tout le pays va en souffrir. L'étudiant n'écoute pas vraiment. Derrière, les voix, il entend surtout la peur. Ses camarades non plus n'écoutent pas. Ils savent qu'ils ont raison. Que la fatalité est un luxe qu'ils ne peuvent plus se payer. Que leur humanité passe par cette prise de risque. Ils savent qu'il n'y a pas moyen de savoir ce qu'il y a au bout de la marche, mais qu'il leur faudra désormais marcher. Ensemble, de préférence. Du moins, ils le croient. Esrnestine Saint-Hilaire, moi Noire, je vous le dis, vous êtes partis à Port-au-Prince, mais ne vous mêlez pas des querelles de la ville! Ernestine Saint-Hilaire, je ne sais pas pourquoi je marche. Même quand je crois le savoir, je ne le sais pas vraiment. Mais je sais qu'il me faut lutter contre l'immobile en moi. Marcher. pour me réconcilier avec le mouvement.


Éditions Babel - 122 pages