Quelques pages plus tard, après avoir entendu Madame se plaindre du retard de la gouvernante et Gérald avouer qu'il déteste les gouvernantes, et après qu'on s’est rendu compte que personne n'a pensé à prévoir une voiture pour conduire Mlle Muir de la gare jusqu'à la propriété de la famille, un coup de sonnette annonce l'arrivée de celle dont il est question depuis le début. Apparaît alors une jeune femme à l'air modeste mais déterminé, pas jolie mais charmante tout de même. Tout le monde s'enquiert de la fatigue de la jeune femme, celle-ci fait une petite démonstration de ses talents au piano et tout à coup, tombe dans les pommes. Panique totale, tout le monde s'affaire autour de la malheureuse. Un verre de vin lui fait reprendre conscience. Alors que Gérald s'étonne d'une manière plus ou moins discrète du talent de Mlle Muir pour susciter les attentions de son entourage, celle-ci lui répond cette phrase pour le moins énigmatique : « La dernière scène sera meilleure que la première. ». Et là, le lecteur est complètement accroché. Encore quelques paragraphes et il ne pourra plus se détacher du livre tant qu'il ne connaîtra pas le fin mot de l'histoire. En effet, une fois dans sa chambre, Louisa May Alcott nous décrit un comportement pour le moins surprenant : la jeune femme enlève son déguisement et laisse entrevoir une personnalité calculatrice et assoiffée de vengeance... mais que cherche-t-telle????

Louisa May Alcott est plus connue pour son incontournable Les Quatre filles du Dr March (Little women), un roman jeunesse. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle a écrit quantité de nouvelles moins…. gentillettes, sous un pseudonyme, A. M. Barnard. Elle y dévoile sa vraie personnalité, un esprit torturé que, à l'instar de son personnage, elle cachait derrière un masque en société et ne laissait pas voir. Derrière le masque (Behind a mask), nouvelle publiée en 1866, soit deux ans avant Little Women, est la plus connue de ces nouvelles noires et pleines d’amertume, et la plus intéressante à mon sens. On y voit une jeune femme prête à tout pour sortir de la pauvreté et qui n'hésite pas à manipuler les gens pour parvenir à ses fins. Par les gens, comprenez les hommes... car à cette époque, assurer son avenir impliquait d'épouser une fortune. Le but de la jeune Mlle Muir, qui n'est pas plus gouvernante que vous et moi, comme on le comprend très vite, est de s'attirer les sympathies des hommes de la maison et épouser le plus riche. Dès son arrivée, elle a vite fait de jauger les caractères des messieurs en question et comprend tout de suite comment les atteindre là où ça fait mal. Elle va donc déployer des trésors de patience pour supporter tout le beau monde qui l'entoure et parvenir à ses fins....

Franchement, je dois reconnaître que cette lecture a été un vrai plaisir. Je ne connaissais pas cette face cachée de Louisa May Alcott, mais j'ai énormément apprécié de la découvrir. Cette nouvelle se situe dans la droite lignée des romans de W. Wilkie Collins, que j'aime beaucoup. Ce qui est le plus intéressant, c'est que malgré toutes les manigances et malgré toutes les entourloupes de Jean Muir, on ne parvient pas à la détester réellement et par opposition, les « gentils » de l'histoire n'apparaissent pas si sympathiques que cela. Bourrés d'orgueil et de préjugés, certains considèrent Jean Muir comme une domestique jusqu'à ce qu'ils apprennent qu'elle est la fille d'une femme de leur rang. Et là, leur comportement change du tout au tout et ils se mettent à la traiter en égale. Si c'est pas de l'hypocrisie, ça... bref, Louisa May Alcott se plaît à nous dépeindre une bourgeoisie complètement futile et superficielle qui, au final, ne nous est pas si aimable que cela et on ne peut pas tellement les plaindre du sort qui leur échoit...

Notez qu’un recueil des certaines des nouvelles de Louisa May Alcott est disponible en anglais: Behind the Mask : the unknown thrillers of Louisa May Alcott. À lire absolument!!! Autrement, la nouvelle Derrière le masque est disponible seule, ainsi que Secret de famille aux éditions Interférence.

Pimpi

Extrait :

Qui eût cru que cette voix douce et atone était celle-là même qui avait fait tressaillir Coventry quelques minutes auparavant, et que ce visage pâle, tranquille eût pu s'enflammer si soudainement quand Mlle Muir avait tourné la tête pour répondre aux propos tenus par son jeune hôte?
« "Pauvre petite ! Elle a mené une vie dure. Nous allons tâcher de lui adoucir les choses tant qu'elle sera parmi nous », pensa Edward qui entreprit sur-le-champ son œuvre charitable en avançant qu'elle était peut-être fatiguée. A quoi elle acquiesça, et Bella la conduisit à une chambre claire et agréable où elle la laissa, après quelques gentillesses et un baiser.
Une fois seule, le comportement de Mlle Muir se révéla assurément bizarre. Son premier geste fut de serrer les poings en marmonnant entre ses dents, avec véhémence: « Je n'échouerai pas cette fois, si l'esprit et la volonté d'une femme ont quelque pouvoir! » Elle demeura un moment immobile, avec sur le visage une expression de dédain, presque farouche, puis elle secoua le poing comme pour menacer un invisible ennemi. Enfin, elle se mit à rire et haussa les épaules, à la manière française, en disant tout bas: « Oui, la dernière scène sera meilleure que la première. Mon Dieu, comme je suis fatiguée et affamée! »


Éditions Joëlle Losfeld - 199 pages