Quand on pense aux romans français traitant de cette période et parus dans les années suivantes, le premier titre qui vient à l'esprit est souvent Les Croix de bois de Roland Dorgeles. Or, malgré toutes les qualités du roman de Dorgeles, La Peur est un récit bien plus édifiant et bien plus marquant. Sans doute parce que Gabriel Chevallier n'a pas voulu "créer d'histoire"; il n'y a pas ici des personnages-héros auxquels on s'attacherait ; pas de moment de répit; pas de calcul dans l'intensité dramatique. Gabriel Chevallier nous livre son parcours de la façon la plus brute et la plus simple qui soit.
Tout commence évidemment, ce jour d'août 1914 quand la population française apprend que la guerre est déclarée. Paradoxalement, cela déclenche des mouvements de liesse parmi la population : les français vont enfin pouvoir montrer de quoi ils sont capables. Tout le monde est un peu envieux de ces jeunes hommes qui partent pour le front et deviendront des héros : Les vieux messieurs regrettent leur jeunesse, les enfants détestent la leur, et les femmes gémissent de n'être que femmes. Le narrateur quant à lui est simplement curieux de voir comment tout cela va se dérouler. Après quelques semaines d'instruction, Jean Dartemont part au front. Et très vite, Gabriel Chevallier entre dans le vif du sujet.
Jamais un roman n'aura raconté la guerre des tranchées avec tant de détails, tant de précision, parfois à la limite du soutenable : l'odeur des corps en décomposition, les cris, l'absurdité des ordres, les missions suicides ordonnées par des officiers à l'abri... Gabriel Chevallier n'a pas voulu faire ici de la littérature mais simplement décrire ce qu'il a vu. Et l'on est saisi par le cauchemar, par les destins tragiques de ses soldats, condamnés chaque jour/nuit à tirer sur un ennemi invisible, à combattre pour quelques mètres de terrain reperdus quelques heures plus tard. Cet éternellement recommencement, cette lutte aveugle est insupportable. Au départ, le narrateur s'appuie sur sa raison. Elle est, lui semble-t-il, le seul moyen de résister à la peur, de ne pas devenir totalement fou. Mais très vite, il comprend que réfléchir est pire que tout. Pour supporter ce qu'ils endurent, les soldats doivent oublier et devenir des animaux. Obéir, dormir, manger, survivre. Ce qui est particulièrement marquant dans ce récit, c'est que Gabriel Chevallier met définitivement à mal l'image du Héros. Il n'y a pas eu de héros pendant cette guerre. Les soldats avaient peur, une peur dévorante, omniprésente. Alors, quand ils étaient sur le front, ils s'occupaient surtout de rester en vie. Pas d'actes de bravoure, pas de patriotisme quand cela fait trois semaines que vous êtes sous les tirs des obus. Peu importe que l'on soit français ou allemand, et certains soldats auraient tué avec plus de plaisir leur officier que cet ennemi invisible de l'autre côté de la ligne.
Car tout au long du récit, Gabriel Chevallier est d'une extrême virulence avec l'institution militaire. Il montre et démontre, sans cesse, la médiocrité et l'incompétence de certains officiers. C'est d'ailleurs cette charge phénoménale qui a fait scandale lors de sa parution. Certes, d'autres romans avaient évoqué l'horreur des tranchées ( je faisais référence tout à l'heure aux Croix de bois ) mais aucun encore n'avait dénoncé avec tant de violence les dysfonctionnements militaires, personne n'avait démythifier l'image du soldat héros fier d'avoir combattu pour son pays. Il n'y a pas de héros chez Gabriel Chevallier, mais des hommes terrorisés, accablés devant la loterie des morts et le non-sens de cette guerre. L'auteur explique d'ailleurs très clairement l'incompréhension qui existait entre les gens de l'arrière ( les civils ) et ceux du front : chacun évolue dans un monde si radicalement opposé, que le dialogue est impossible.
Il est rare que je sois aussi définitive, mais vraiment, il FAUT lire La Peur de Gabriel Chevallier. D'abord parce que je ne pourrai pas tout vous dire dans ce billet et que tout ce que je tais est aussi important que ce que j'en ai dit. Ensuite parce que ce que 90 ans après la signature de l'armistice, l'oubli gagne de plus en plus de terrain. Enfin, parce le propos de ce récit ne se limite pas à la guerre de 14-18, mais englobe tous les conflits passés et à venir.
Aujourd'hui, nous sommes le 11 novembre 2008. Cela fait 90 ans que l'armistice de la Première Guerre mondiale a été signé. Nos arrière-grand-pères ne sont plus là pour témoigner, mais souhaitons que nos enfants n'aient jamais à vivre pareille horreur.
Du même auteur : Mascarade
Laurence
Extraits :
- Ne croyez-vous pas, Dartemont que ce sentiment de peur dont vous parliez hier a contribué à vous faire perdre tout idéal ?
- Ce terme de peur vous a choquée. Il ne figure pas dans l'histoire de France - et n'y figurera pas. Pourtant, je suis sûr maintenant qu'il y aurait sa place, comme dans toutes les histoires. Il me semble que chez moi mes convictions dominent la peur, et non la peur les convictions. Je mourrais très bien, je crois, dans un mouvement de passion. Mais la peur n'est pas honteuse : elle est la répulsion de notre corps, devant ce pour quoi il n'est pas fait. [...]
J'en suis là...
J'ai roulé au fond du gouffre de moi-même, au fond des oubliettes où se cache le plus secret de l'âme, et c'est un cloaque immonde, une ténèbres gluante. Voilà ce que j'étais sans le savoir, ce que je suis : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l'écrase... Il faudrait, pour que je sorte, qu'on me chasse avec des coups. Mais j'accepterais, je crois, de mourir ici pour qu'on ne m'oblige pas à monter les marches... J'ai peur au point de ne plus tenir à la vie.
Éditions Le Dilettante - 350 pages
Commentaires
mardi 11 novembre 2008 à 21h42
Ce long billet me donne très envie de lire ce récit témoignage dont je n'avais jamais entendu parler, parce qu'il faut toujours se méfier de l'oubli possible, de l'atténuation d'une réalité insupportable et dérangeante par le temps qui passe. 90 ans c'est beaucoup, et si peu à la fois. Une vie d'homme, à peine. Et la peur n'est-elle pas le sentiment qui fait notre humanité, qui prouve son existence, sa résistance ? Parce que l'homme qui a peur est encore un homme.
mercredi 12 novembre 2008 à 07h57
FB : la peur est-elle une caractéristique humaine? Voilà un vaste débat... En tout cas, je ne peux que confirmer ce que j'ai déjà dit dans le billet : il faut lire ce roman. J'ai lu hier d'autres critiques sur cet ouvrage. Selon Bernard Pivot "La Peur, de Gabriel Chevallier, est l’un des plus grands livres sur la Première Guerre mondiale." Quant à Jean-Claude Perrier de Livres Hebdo, il parle de chef d'œuvre et d'une réédition plus que juste et nécessaire : salutaire.
samedi 15 novembre 2008 à 11h50
J' achève à l'instant la lecture de LA PEUR . Je tiens à remercier ceux qui ont permis cette nouvelle édition. Ce livre mérite sa place dans le dictionnaire de la grande guerre comme le demande Bernard Pivot. Ce livre m 'a remis en mémoire le "Vie et mort des français 1914 1918 , simple histoire de la grande guerre " écrit par 3 normaliens et préfacé par Maurice Genevoix ( Hachette 1959 ). Ils se complètent admirablement .
"La peur" page 185 " : Car il est admis , par une étrange aberration, que la diminution des effectifs prouve le courage de celui qui les commande"
samedi 15 novembre 2008 à 17h46
"Le livre "la peur" de Gabriel Chevallier est citée à l' appendice page 491- la guerre et les écrivains- de l'ouvrage des 3 normaliens "Vie et mort des français 14 18" . L appendice donne une liste des romans et rappelle le contexte de l'époque : les chefs intouchables... Il fallut, quelques années après le triomphe ddu livre de Remarque A l'ouest rien de nouveau , pour piquer encore la curiosité : Dix ans plus tard, le futur auteur Clochemerle, Gabriel Chevallier, s'est plu à détruire, dans La peur, les fausses images du combat et du combattant.
L'anthologie des écrivains tués, dont les noms figurent au panthéon en indique 560.
LA PEUR de Gabriel Chevallier m' a renvoyé , comme je vous le disais , à la "simple histoire de la grande guerre , vie et mort des français 14 18" écrit par ces 3 normaliens eux mêmes combattants de la guerre 14 18 . Je viens de le relire à dessein .
La Peur de Gabriel Chevallier est citée en référence 11 fois avec des extraits , aux pages 78, 80, 84, 86, 89, 96, 321, 376, 383, 397 et 434.
Merci de votre attention ,
Lire "la Peur " est un devoir de mémoire ... Merci de votre attention
dimanche 16 novembre 2008 à 12h11
Bonjour, je viens à l'instant d'avoir sur France-Culture la référence du livre de Gabriel Chevallier que je ne connaissais pas. Je vais le lire dès que possible. Sur ce qui a rendu possible l'abominable 1er conflit mondial, notamment l'esprit de revanche en France après 1871, je vous recommande aussi l'ouvrage de Laurence Turetti (sa thèse de doctorat): " Lorsque la France pleurait les provinces perdues".
Avec mes amitiés.
dimanche 16 novembre 2008 à 13h45
Thiepval : je me suis permis de réunir vos deux derniers commentaires pour une meilleure lisibilité. En tout cas, je vous remercie de votre intervention, et je suis sûre que les lecteurs de ce site auront compris l'intérêt de se plonger dans "Une simple histoire de la grande guerre". (à croire que vous avez des intérêt dans cet ouvrage
).
ajl1509 : comme vous, je n'avais pas entendu parler de cet ouvrage avant cette année. Je vous le conseille vivement et je note votre référence.
lundi 17 novembre 2008 à 12h37
Bonjour,
On fait des découvertes à tout âge. Au printemps prochain , j'aurai 70 ans .J'avais lu "les Croix de Bois" de Dorgelès , "Ceux de quatorze" de Genevoix et , sans doute d'autres ouvrages traitant de cette "boucherie".Malgré tout le respect que j'éprouve pour ces auteurs , il faut quand même reconnaître qu'il était nécessaire de lire , voire de relire entre les lignes pour y trouver l'écoeurement et le dégoût que devrait ressentir tout être humain normalement constitué, à la lecture de telles horeurs.
Mardi dernier , "11 novembre" , comme je le fais de temps à autre , je me suis rendu à Redu (village du livre en Ardenne Belge) et , hasard (mais le hasard existe-t'il ?) , j'ai mis la main sur "La Peur",une ancienne édition.
De Gabriel Chevalier , je ne connaissais que les "Clochemerle"et voilà que je découvre un auteur inconnu.Un peu comme si ce livre n'attendait que moi.
Le malheur , c'est que , par delà la mort , G. Chevalier prêchait à un convaincu.Parmi les jeunes , combien liront ce livre?C'est pourtant eux , qu'aujourdhui encore , on envoie aux quatre coins du monde , défendre une "patrie" qui , la plupart du temps , n'est réellement menacée que par ceux qui la dirigent. Un cercueil , qu'il soit où non enveloppé du drapeau national est toujours un cercueil.
Merci de votre attention.
mercredi 19 novembre 2008 à 11h59
A Solitaire: je vous envie d'avoir trouvé cette ancienne édition du livre de G. Chevallier 'la Peur". Et vous remercie de votre commentaire. Je crois que nous avons tous le devoir de dénoncer les mystifications, d'où qu'elles viennent!
mercredi 26 novembre 2008 à 10h03
Bel article-témoignage.
Quant aux mystifications, la plus récente était en bleuet-(gris pour Carla)-coquelicot à Douaumont, le 11 novembre. On gémit sur les erreurs techniques de l'état-major qui, en 1917, auraient poussé au désespoir de la désertion des fusillés qui voulaient seulement avoir une chance de connaître l'an 2000, au temps même où Celui qui gémit s'associe à la préparation d'une guerre étendue à l'est.
Il faut en parler, je l'ai fait à ma manière.
Et le devoir serait de voir, par exemple, Mémoires de nos pères et Lettres d'Iwo Jima de Clint Eastwood.
La Peur ne semble pas disponible actuellement --- en réimpression ? Surveillons.
jeudi 27 novembre 2008 à 07h53
Bonjour Lou,
tout d'abord merci de votre commentaire.
Par contre, je viens de vérifier et le livre est toujours disponible. Peut-être votre libraire ne l'a pas en stock mais il est facile de le commander. 
mardi 2 décembre 2008 à 21h11
Merci Laurence pour ce magnifique billet sur un livre que j'ai lu il y a bien longtemps (15 ans) en livre de poche (une vieille édition, rare !!). J'avais été très impressionnée par le récit de cet auteur qui avait l'habitude d'écrire des romans plutôt joyeux (la série Clochemerle) et où, dans "La peur", il raconté sa frayeur quotidienne de ne jamais revenir de cette guerre. C'est une bonne idée que les éditions "La Dilettante" l'ait ressorti pour les 90 ans. Il faut lire aussi "Le feu" d'Henri Barbusse, écrit dans les mêmes conditions et Goncourt 1917.
mercredi 3 décembre 2008 à 18h49
Bonjour Nanne et merci de ton très gentil commentaire. Je crois que certains livres nous inspire plus que d'autres. Et c'est vrai qu'en fermant celui-ci j'avais très envie de communiquer ce que j'avais ressenti. Tant mieux si j'y suis parvenue. Je note Le Feu pour une prochaine lecture.
samedi 14 février 2009 à 19h15
Je constate avec plaisir que la réédition de ce roman de Gabriel Chevallier trouve des échos positifs. La Peur est effectivement un chef d'oeuvre méconnu. Mais à mon avis c'est l'oeuvre entière de Chevallier qui est à redécouvrir (Les Héritiers Euffe, Sainte Colline, etc...) en plus du toujours populaire et toujours aussi truculent "Clochemerle"...
mardi 31 mars 2009 à 18h26
''"en queques jours, la civilisation est anéantie. En quelques jours les CHEFS ont fait faillite. car leur role, le seul important, était justement d'é'viter cela."'
(page 22) je suis en train de lire cette oeuvre et je n'en suis pas à la moitié que je considère cette phrase comme un "résumé", j'ai toujours été de cet avis, cette phrase est une claque magistrale aux Clémenceaux and Co.
mardi 28 juillet 2009 à 19h52
J'ai lu moi aussi cet ouvrage. C'est magistral !! Encore un de ces livres qu'il FAUT absolument lire.
mercredi 9 septembre 2009 à 08h21
Bonjour,
Je découvre le site "biblioblog.fr" via "Google.fr".
Venant de lire "La Peur" de Gabriel CHEVALLIER (livre m'ayant été offert à Noël 2008), je suis bien d'accord avec Laurence. A travers ce livre, je découvre la vie réelle des soldats comme l'ont été des milliers d'hommes dont mon grand-père maternel, blessé gravement en 1915, aux alentours de Verdun et mort à l'hôpital de Dijon.
Un livre à recommander aux élèves des collèges et lycées, même si ça dérange l'Armée.
Livre admirable.
mercredi 9 septembre 2009 à 08h51
Bonjour Scorpion et bienvenu ici.
Je partage totalement votre point de vue et j'espère effectivement que ce roman trouvera sa place dans les séquences pédagogiques des enseignants.
samedi 17 octobre 2009 à 12h55
J'ai justement l'intension de lire ce livre.
dimanche 1 novembre 2009 à 16h05
Amateur d'ouvrages sur la première et seconde guerres mondiales,en faisant une recherche sur le net,je suis tombé sur Gabriel Chevallier et son oeuvre littéraire
dont La Peur que je me suis empressé d'acheter.
samedi 28 novembre 2009 à 05h19
J'avais lu La peur, il y a 15 ans déjà. Militaire et ayant été en Afghanistan deux fois, je savais, je vivais les vérités énoncées par Gabriel Chevallier, 80 ans passées. Plus que jamais, pour toujours, ce livre DOIT être mis à la disposition de toutes et tous. Devoir de mémoire et obligation humaine obligent.
Serge, Québec
jeudi 10 décembre 2009 à 23h41
Je suis en train de lire "La peur". Il y a tout dans ce livre. L'horreur, l'absurdité, l'incompréhension, la folie (comment ne sont-ils pas tous devenus fous, fous délirants ou fous furieux, ces hommes cantonnés à longueur de mois et d'années dans la peur ?).
L'homme ravalé au rang de chair à canon.
Et puis il y a de temps en temps, des pages plus douces, ou plus doucement amères. Le repos d'une nuit auprès d'une ancienne amie qui toute la nuit, aura "tout juste", miraculeusement. La féminité des infirmières qui pourtant attendent encore de Dartemont et des autres blessés qu'ils les fassent rêver d'héroïsme, de patriotisme, de gloire et de hauts faits. Le père de Dartemont qui ne pense qu'aux galons que son fils n'a pas encore obtenus.
Chaque page de ce livre est un coup de poing. La guerre des tranchées dans toute sa cruauté. L'homme qui se débat, avec ses pauvres moyens. Celui du front mais aussi celui de l'arrière qui ne veut ni voir ni savoir.
Un livre qui ne s'oublie pas.
samedi 12 décembre 2009 à 09h39
Merci à tous pour vos témoignages. J'y suis d'autant plus sensible que cette ré-édition est passée assez inaperçue l'an dernier alors qu'il me semble que c'est un livre fondateur sur la première guerre mondiale.
mercredi 6 janvier 2010 à 18h12
Fortement sensibilisé par la 1ère GM, j'ai lu un grand nombre d'ouvrages traitant cette période. Je viens de terminer ce jour la lecture de "La Peur". Ce livre relate avec une précision quasi inégalée l'absurdité et l'horreur de la guerre dans toute sa "splendeur". Une génération annéantie, une jeunesse sacrifiée pour rien. Ce livre devrait être étudié dans les écoles, afin que la jeunesse n'oublie pas...
lundi 17 mai 2010 à 10h10
Quelqu'un a-t-il mis par écrit l'impact réel de l'ypérite sur les vies des soldats de 14-18 et de leur descendance ?
lundi 17 mai 2010 à 14h24
Camborde : je crains de ne pas avoir de réponse à vous fournir… désolée…
lundi 17 mai 2010 à 17h02
Vous trouverez un tableau très détaillé de l'hyperite dans le roman d'anne marie Garat "dans la main du diable"où elle décrit les effets des premiers gaz moutarde sur des ouvriers de l'armement au moment des essais secrets de ce terrible poison .Sinon en Toxicologie je crois que vous trouverez des notions plus scientifiques
lundi 2 août 2010 à 08h27
Je viens de finir LA PEUR de Gabriel Chevalier et je recommande vivement sa lecture.
Un homme qui a vécu ce qu'a vécu Chevalier, et qui survivant à toute l'horreur de cette guerre, peut nous apporter ce beau témoignage d'un soldat malgré lui,je trouve cela sans commune mesure. Mon grand père qui a été mobilisé pour les deux guerres mondiales du siècle dernier, s'est peu épanché sur celle de 14/18, je comprend mieux maintenant pourquoi!
samedi 16 octobre 2010 à 10h17
un très beau billet vraiment... j'ai moi aussi des souvenirs de récits de cette époque par ma grand mère qui venait du nord et l'avait subie enfant...
samedi 16 octobre 2010 à 15h25
Merci Yueyin. En fait, je crois qu'il est simple de trouver les mots justes quand un roman nous bouleverse profondément, et c'est le cas de ce roman-ci. Je me souviens que les mots ont coulé tout seuls quand j'ai écrit ce billet.
jeudi 6 janvier 2011 à 15h47
Américain ici… Je suis tombé sur ce bouquin par hasard en flânant dans Paris il y a des mois et je viens de l’achever… Un livre tout à fait incroyable car l’auteur ne bronche jamais, n’accepte jamais les simplifications … la plus triste, qu’il décrit l’irréel devenu la réalité, et sur une vaste échelle difficile d’imaginer. Bouleversant.
jeudi 14 juillet 2011 à 11h06
Merci Laurence pour ce billet.
J'ai aussi lu LA PEUR et je rejoins ton point de vue ... depuis fort longtemps.
Pour mémoire, j'ai été sensible (sinon bouleversés) aux écrits suivants :
Pour dénoncer ou rappeler l'incompétence du commandement de l'époque :
de mémoire, c'est dans cet ouvrage que Michel rappelle la théorie de certains généraux polytechniciens (évidemment) de 14 : LE FEU NE TUE PAS.
Pour ne pas tout voir en noir, j'ai aussi aimé le panache angoissé de :
Salut à tous
jeudi 6 octobre 2011 à 19h52
On peut aussi lire Les Champs d'honneur (Jean Rouaud). Ou ça, de votre serviteur :
Le Onze Novembre. Avec les écoliers rassemblés sous le monument aux morts, écharpe à ras ton nez rougi, touillant du bout de la galoche le gravier gris du cimetière, dans le silence des regards baissés, tu entendais sans bien comprendre le clairon corner lentement la lugubre sonnerie « Aux Morts ». Ce monument couvert de noms en colonnes, sagement gravés au sang (et pourquoi parlait-il d’enfants morts, il y avait là comme une antinomie ; tu l’aurais peut-être comprise si tu avais su qu’avant de mourir, ils criaient parfois maman). Ce monument ceint de quatre obscènes obus liés par d’énormes chaînes marronnasses, montrant une mère muette les yeux dans les mains, tête penchée sur le cadavre de son petit soldat de bois mort couché raide en sa capote de pioupiou. Ce monument entouré d’hommes au regard fixe pour ne pas être perdu, jeunes alors, qui vieilliraient à la même place, un peu ridicules d’encore cacher leurs larmes derrière une moustache tremblante face à des gens dont l’indifférence polie croîtrait avec le temps, allant jusqu’à les supposer responsables d’une guerre qu’ils avaient faite malgré eux. Ils portaient des médailles forgées du métal qui avait tué leurs frères de la boue. Ils portaient des drapeaux dont le rouge rappelait leurs pantalons garance, qui fournirent si belles cibles aux balles ennemies et si bon argent aux filatures de l’arrière. Ils portaient l’auréole d’une gloire tressée par des pouvoirs soulagés de ne pas devoir rendre aux morts des comptes de l’ignominie qui avait brisé leur jeunesse, brisé celle de leurs amours statufiées en éternelles veuves de guerre, brisé la vieillesse de leurs parents soudain orphelins, brisé l’enfance de leurs petits condamnés à grandir sans la force d’un père.
Tu les voyais agrippant des drapeaux, coiffés de calots que l’âge ferait glisser de traviole, le bras confisqué par un obus, le visage haché par un éclat de mitraille, la jambe égarée quelque part dans un champ pourri des Ardennes, dans ces forêts dont les arbres de maintenant ont pour sève le sang des morts de jadis, dans ces pays de cauchemar ouverts à tous vents d’invasion et crevés d’âge en âge par des hordes accourues de l’Est. Mais si le corps se tenait là devant toi, droit comme un if, ou appuyé sur un pilon, ou pire voituré par un proche, l’âme courait toujours cette terre de déraison, Côte de l’Homme Mort ou Chemin des Dames – beau nom pour le plaisir – et l’horreur qu’ils y trouvèrent.
Un jour tu vis une carte postale : le petit Pierre à genoux dans son blanc lit-cage, chemise aux plis sages, yeux clairs pointés au ciel, priant Dieu que Papa soldat revienne. (Celui-ci, en surimpression de la bercelonnette, la moustache bien lissée, lisait attendri une lettre de la mère sur fond de verdure mirlitonnante – alors qu’il pataugeait dans l’indescriptible). Bon sang, ce n’était pas à Lui de l’exaucer, mais à Guillaume, à Joffre, à Nivelle, à tous les autres, à toutes les badernes, à toutes les bedaines galonnées qui auraient été trop lourdes pour jaillir des tranchées, trop raides pour courir sous les rafales, trop délicates pour dormir sur la merde des feuillées ! Oh, rendre les pères, ils le firent. Dans un cercueil. Quand on le put.
Tu t’étonnais de ce voisin dont le seul aliment était du lait : l’ypérite ne t’aurait rien dit. Son régime dura dix ans. Tu ne vis pas cette voisine, apprenant la disparition de l’aimé, glisser avec son sourire l’avis de décès sous une pile de draps, que l’un et l’autre n’en ressortent jamais (d’ailleurs, l’avait-elle vraiment reçu : ses enfants ne le surent qu’après sa mort, le jour anniversaire de son mariage avec l’inoublié). Ni celui-là, arrêtant le travail un certain jour de l’année, non pour le repos mais par incapacité d’affronter autrement qu’à l’écart l’anniversaire de son innommable à lui – ainsi le chat s’isole quand il va mal. Le seul à te faire rire fut la forte tête qui, attendant vainement un ruban mérité, jurait de le refiler à son chien. Le jour enfin venu, il n’eut pas cette audace, s’en voulut, et cessa de plaisanter. Tu ne compris que bien plus tard le silence des hommes du village ou de la famille dès qu’on évoquait La Guerre, dont tu n’avais eu d’échos qu’assourdis : murés dans la douleur, déchirés entre le désir de chasser encore les ombres revenant chaque nuit et la peur de perdre à nouveau leurs voisins de souffrance, taraudés par l’idée que nul ne pouvait comprendre, et qu’au fond, tout le monde s’en foutait. Tu ne les entendras jamais parler des mutins de 1917, ni eux ni personne, d’ailleurs, qui le sut. Ceux-là, morts pour tous, morts pour rien. Pour rien ? Non, pour l’honneur des ganaches.
Toute cette armée en gris sale dont tu ne découvris que bien plus tard l’immensité, tous ces hommes si nombreux et si seuls, la Grande Muette en avait fait des infirmes. Et surtout, des muets.
Pierre-Marie Bourdaud – Le Cou du Canard – L’Harmattan
vendredi 11 novembre 2011 à 19h30
Mr Bourdaud merci. Jimmy.
vendredi 11 novembre 2011 à 19h43
Est-ce une coïncidence si vous me répondez aujourd'hui ?
Un autre texte, mais de Chevalier, tiré de Clochemerle :
Ce qui fait que le gain de la bataille fut disputé en pleine forêt par deux troupes de fous furieux, stupéfaits d'épouvante, qui ne savaient pas du tout ce qu'ils étaient venus faire là, et qui se battaient comme des sauvages, hurlant, tirant, courant, piquant, assassinant au petit bonheur, avec un bien sincère désir de foutre le camp à toutes jambes, une révoltante envie de ne pas crever tout de suite, et la conviction qui commençait à se faire jour en eux que les grands capitaines de toutes les armées du monde sont certainement les plus beaux fumiers de la création, et qu'ils auraient éprouvé une bien grande volupté, eux combattants, à leur casser la gueule aux grands capitaines, à la leur casser avec raffinements, oui vraiment, à leur enfoncer leurs testicules tranchées dans la bouche, en suprême hostie, plutôt que de casser la gueule à ces pauvres cons d'ennemis qui faisait comme eux cet invraisemblable métier d'il-y-a-pas-de-bon-Dieu, qui consistait à venir se faire découdre la paillasse, à s'arracher les intestins du ventre, à semer son foie, sa rate, son cœur, son gésier et jusqu'à ses couilles au beau milieu de la campagne, et à se dire, avec une dernière gargouillade de l'âme, que des dégueulasses, occupés à se gorger de belles putains bien cochonnes et de mangeailles ragoûtantes, et d'honneurs, de compliments d'admiration, nom de Dieu ! que ces dégueulasses abrités, ces sadiques, ces patriotards à bénéfice avaient monté cette sacrée vacherie d'apocalypse de merde pour avoir meilleure part, tandis qu’il y avait sous le soleil encore plein de poissons dans les rivières, plein d'oiseaux dans les arbres et de lièvres dans les sillons, plein de grains en terre, de fruits aux branches, plein de pays quasi vides et partout plein de femmes toutes moites de désirs solitaires qui manquaient d'un beau mâle à s'envoyer, alors qu'on saignait les plus beaux mâles comme des porcs. Voilà ce qu'ils auraient pensé, ceux de la forêt, s'ils n'avaient été follement fous aux dernières limites de l'inconcevable, ou morts. Et ces derniers n'avaient plus besoin de rien, que d'un peu de terre sur le ventre, non pas tant pour eux, qui s'en foutaient totalement et bien éternellement d'être ou non sépulturés, que pour les vivants, qui ne voulaient tout de même pas se laisser emboucaner par les macchabs.
Gabriel Chevalier
Clochemerle
(L’impact de ce texte tient bien sûr à lui-même. Mais aussi au fait, en tout cas dans le livre, que d’un coup Chevalier se fout en colère lui qui jusque là est paisiblement goguenard.)