Dans la première nouvelle qui donne son nom au recueil éponyme, la romancière flirte avec le fantastique et le récit métaphorique. Un homme se réveille dans une chambre inconnue, il a peur. Afin de se raccrocher à des bribes de réalités, il replonge dans ses souvenirs : il s'appelle Djamel, est agronome et est marié à une vétérinaire. A la fin de leurs études, pleins de l'idéalisme socialiste, ils avaient décidé de reprendre la ferme familiale. Mais voilà que le pire des fléaux s'abat sur leur contrée : une invasion de criquets pèlerins.
Ce récit a l'avantage de proposer deux niveaux de lecture. Pour les amateurs de littérature fantastique, il y a un parallèle amusant avec La métamorphose de Kafka, et Leïla Maroune, en alternant notamment les narrations à la première et troisième personne, reste suffisamment imprécise pour laisser l'imaginaire faire son travail. Mais au-delà de cette première lecture, le propos est bien plus grave. En effet, la romancière algérienne ( qui réside en France depuis 1990 ) a choisi la forme du conte pour nous parler de l'arrivée des islamistes dans son pays.
Le second récit, Le sourire de la Joconde, est un prolongement du premier. D'abord parce que l'héroïne, Djamila ( dont vous remarquerez que le prénom est jumeau du héros des Criquelins ) a travaillé dans l'hôpital psychiatrique du premier récit. On retrouve donc, au cours de l'histoire, des références au texte précédent.
Ensuite, parce que, comme je le disais en amorce de ce billet, Le sourire de la Joconde est le miroir inversé des Criquelins. Djamila, donc, fuit l'Algérie et ses attentats pour la belle ville de Paris. Mais ce qu'elle va trouver n'a rien à envier au pays qu'elle a laissé derrière elle. Leïla Marouane, avec beaucoup de lucidité, décrit l'intolérance qui sévit des deux côtés de la Méditerranée : d'un côté les assassinats et le fanatisme religieux; de l'autre les aberrations de l'administration, l'esclavagisme moderne et le paradis perdu.
Dans les deux nouvelles, on sent l'engagement de la romancière contre les fanatiques qui ont ravagé son pays. Elle-même a été obligée de fuir l'Algérie, après plusieurs tentatives d'assassinats, et de publier sous un pseudonyme. Si Les criquelins reste un récit à double entrée, dans Le sourire de la Joconde, la romancière est bien plus explicite et dénonce clairement les violences faites aux femmes. La lecture de ces deux nouvelles m'a donné envie de découvrir son premier roman La fille de la Casbha. Il est donc possible que je vous reparle de cette romancière sous peu.
Du même auteur : Le papier, l'encre et la braise
Laurence
Extrait de Les criquelins :
Il rouvre les yeux brusquement et l'obscurité de nouveau l'irrite, comme si on lui tirait les nervures du cerveau avec une pince à épiler. Il referme les yeux et des ombres monstrueuses se meuvent derrière ses paupières. Ses dents agrippent un coin de coussin, s'y cramponnent si fortement que ses incisives en souffrent, mais la douleur le rassure, il souffle : j'ai mal donc j'existe.
Il a envie de rire, de rire aux éclats.
Son corps peu à peu se détend, un bruit de pas s'insinue à travers les murs, les pas d'un être humain, se dit-il. Sa présence dans cette chambre étrange est donc réelle. Il finira bien par savoir ce qu'il y fait, sans sa femme et sans son enfant. Il parvient peu à peu à dérouler son corps, à étendre les jambes, mais les ombres se remettent à taquiner ses nerfs, et un bourdonnement emplit sa tête.
Éditions Les mille et une nuits - 59 pages
Commentaires
mercredi 10 décembre 2008 à 22h28
J'ai lu voici quelques semaines "La vie sexuelle d'un islamiste à Paris", écrit par leila marouane. Je l'avais découvert par hasard, j'y suis entrée (à cause du titre) avec beaucoup d'appréhension... Résultat, j'ai avalé ce livre, mieux, je l'ai relu avec un plaisir décuplé. J'y ai trouvé l'ambiance que tu donnes des Criquelins... Une lecture vraiment exceptionnelle, une langue forte, intelligente, plusieurs personnages, et chacun a de l'épaisseur... Bref, je me jette illico sur tous ses livres, surtout après la lecture de ta critique, je sais que je ne serai pas déçue. Merci. J'avais déjà lu yasmina Khadra, qui a fini par me décevoir, redondance, expression surfaite... Je suis ravie de découvrir une autre auteure algérienne si universelle.
jeudi 11 décembre 2008 à 23h31
Merci d'avoir évoqué "Les Criquelins". Leila Marouane, Leyla Mechentel, pour l'état civil, est aussi la fondatrice de notre association.
Cordialement,
L'équipe de la Boutique.
samedi 13 décembre 2008 à 14h36
Laura : je note le roman dont tu parles (j'avais entendu parler de son premier roman, mais pas de celui-là). Quant aux auteurs algériens, il y en a un autre cher à mon cœur, c'est Kateb Yacine. Tu trouveras ici un billet consacré à son roman Nedjma.
La boutique : merci à vous d'avoir laissé un commentaire ici; en fait, c'est totalement par hasard que j'ai découvert cette romancière, mais le hasard est parfois bon conseiller.
mardi 16 décembre 2008 à 10h41
Je lis Leila Marouane depuis le début de ses écrits jusqu'à maintenant. Je ne m'en suis jamais lassé. C'est ma mère qui l'a découverte grâce au Magazine Littéraire, elle a acheté son livre, son premier roman, la fille de la Casbah, depuis, on lit tout ce qu'elle publie. C'est un vrai plaisir. Je voudrais ajouter que mon correspondant anglais lit ses livres en anglais, car elle est traduite dans cette langue.
J'ai aussi adoré "La vie sexuelle d'un islamiste à Paris". Connaissant déjà l'auteur, je ne me suis pas "méfié" du titre, au contraire. Et bien ententu, je me suis régalé.
A bientôt sur ce super blog !!!
jeudi 29 octobre 2009 à 12h29
Merci pour cette excellente critique des Criquelins. Je suis profe de littérature comparée en GB et je travaille beaucoup sur les textes de Leila Marouane qui vient de publier un magnifique ouvrage intitulé "Le papier, l'encre et la braise" qu'elle signe avec son nom de naissance,Leyla Z. Mechentel. Je ne connais pas du tout l'Algérie, ni aucun pays du monde arabe, ce qui m'intéresse dans les écrits de cette auteure est l'universalité des thèmes qu'elle aborde, le courage avec lequel elle s'attaque à des tabous : la sexualité en islam, le corps de la femme, et bien sûr son écriture. Dans "La fille de la casbah", elle aborde l'avortement, ce qui est un des sujets les plus tabous dans le monde musulman, et pas seulement musulman. Je pense à l'Irlande, le Portugal...
Kateb Yacine, aujourd'hui défunt, est aussi un des plus grands écrivains, pas d'Algérie, mais du monde.
Bien à vous,
Mary
vendredi 30 octobre 2009 à 11h30
Bonjour Mary et merci de votre passage ici.J'avais vu "Le papier l'encre et la braise", mais je ne savais pas qu'il s'agissait de la même auteure. Voilà qui aiguise ma curiosité... alors peut-être en parlerai-je prochainement sur le site.
lundi 21 décembre 2009 à 10h02
Mary : et voilà, j'ai suivi vos conseils et ai lu Le papier, l'encre et la braise. La chronique est désormais disponible sur le site.
jeudi 15 avril 2010 à 10h43
Magnifique, je suis très touchée, merci !
Leila marouane
samedi 17 avril 2010 à 20h05
... et moi de rougir en lisant votre commentaire.