Nous sommes en l'an 1990 dans un pays nommé La Galdonie. Ne cherchez pas bien loin où se situe ce pays, il ressemble étrangement à l'Italie, terre de naissance de l'auteur. D'ailleurs, contrairement aux romans habituels de contre-utopie, le reste de la planisphère n'est pas inventée et le lecteur retrouve de nombreuses références au monde dans lequel il vit. Mais revenons à nos moutons.
La Galdonie donc, est un état dirigé par un certain Egoarde Mussolardi, mégalomane despotique qui est notamment propriétaire des différents médias nationaux (ça vous rappelle évidemment quelque chose). Dans ce pays, la menace règne en permanence, les bidons villes croissent de manière exponentielle et la religion est le bras droit du pouvoir. Au milieu de cette terre de désolation, il y a un orphelinat, tenu par les pères Zopilotes. Et dans cet orphelinat, vivent trois gamins, Memorino, Lucifer et Ali. Ces trois ado n'attendent plus vraiment une quelconque adoption, mangent chaque soir une soupe aux choux à l'odeur pestilentielle sous le regard d'un christ qui a des faux airs de Staline.
Mais voilà qu'un jour ils reçoivent une lettre du Grand Bâtard himself les conviant au championnat mondial de foot de rue. Pour pouvoir participer à cette grande compétition, une seule condition : former une équipe de 5 orphelins. Il leur manque donc deux joueurs. Ni une ni deux, nos trois intrépides s'enfuient de l'orphelinat pour retrouver les deux jumeaux Bientrouvé, jongleurs de ballon inégalés sur tout le territoire.

Ce choix de lecture pourrait paraître étrange quand on sait que je ne regarde jamais un match, que je ne connaissais pas le dessin animé avant d'ouvrir ce livre, et que la religion et moi faisons deux, ou même quatre. Sauf qu'un certain Thom avait joué sa réputation sur ce roman et que j'ai toujours eu un faible pour la littérature italienne.

Dès les premières pages, j'ai su que j'avais eu raison de faire confiance à Thom. Ce roman est un vrai petit bijou.
D'abord, les règles du foot de rue sont bien plus amusantes que celles du jeu traditionnel. Pas de stade, un ballon forcément sur ou sous gonflé, des buts qui peuvent être agrandis par l'adversaire, qui lui même n'est pas forcément humain (avez-vous déjà joué au foot avec une otarie?). Mais surtout, de foot, il n'en est réellement question que dans le dernier quart du roman (et certains matches - notamment le fameux "Mettons" - sont à hurler de rire).
En fait, l'essentiel de ce roman ne parle pas de foot, mais du parcours de ces orphelins pour trouver les deux joueurs manquants. Et ici, Stefano Benni prend un plaisir non-dissimulé à régler ses comptes avec les dysfonctionnements de son propre pays. Bien sûr le trait est caricatural, c'est après tout l'avantage d'une contre-utopie, mais tous les travers de l'Italie sont brocardés : la Mafia, les malversations politiques, le pouvoir trop important de l'Église, l'impuissance des juges et la partialité des médias. La plume de Stefano Benni est féroce et provoquante. L'Église notamment s'en prend plein les dents : les religieux sont ici des personnages lubriques et avides de pouvoir. En lisant le roman, je me demandais même comment ce roman avait pu servir de trame pour un dessin animé destiné aux enfants, tant les scènes qui mettent en scène les hommes de pouvoir sont subversives et osées. Proposait-on réellement à nos chères têtes blondes des histoires mettant en scène des curés défroqués qui enfilent tout ce qui bouge? J'ai ensuite vu des extraits du dessin animé et je confirme que c'est une version très édulcorée du roman de Benni.

Et pourtant, malgré toute cette crasse, l'auteur parvient à nous faire rêver. La philosophie défendue par ses petits protagonistes est à l'extrême opposé de cet univers sordide. Mais surtout, l'écriture est époustouflante d'inventivité. La compagnie des Célestins n'est pas simplement un scénario, c'est avant tout un langage riche et foisonnant. L'auteur crée sans cesse des mots et des images, plus surprenants et drolatiques les uns que les autres. Je garderai longtemps en mémoire le fast-food version Stefano Benni. Pour autant, il ne s'agit pas non plus, comme je le disais au début de ce billet, d'un roman totalement coupé de la réalité. Les curés citent Sartre, une petite joueuse irlandaise se prénomme Sinead O'Connaught, l'équipe des Pelorinho Pivetes vient des favelas de Bahia... Ainsi les références nombreuses à notre monde ajoutent du piquant au récit et permettent au lecteur de ne pas oublier que cette fable est surtout un prétexte pour l'auteur.
Alors bien sûr, il ne faut pas être trop cartésien pour pouvoir adhérer au récit, et par exemple accepter qu'un joueur fasse 20 centimètres; mais si vous n'avez pas peur d'embarquer pour une terre inconnue, si vous êtes prêts à laisser vos repères de côté en pénétrant cette odyssée totalement loufoque, vous devriez apprécier ce roman.

Pour ma part, cela faisait longtemps que je n'avais pas lu une contre-utopie de cette facture. Tout y est : la dénonciation virulente, le merveilleux, la poésie, l'humour. J'ai fait un voyage palpitant et jouissif aux côtés de ces petits footballers. Les enfants ont leur dessin animé, les adultes, eux, le roman subversif de Stefano Benni. De quoi pouvoir ensuite discuter en famille, même si les deux versions sont vraiment très éloignées.

Vous pouvez aussi lire le billet de Thom qui m'a donné envie de découvrir ce roman.

Laurence

Extrait :

Quant aux Sainbastonites, une haine séculaire et très chrétienne les opposait au Zopilotes. Ces derniers étaient des intellectuels eugénistes, habitués à forger la volonté des enfants, d'abord à coups de concepts, puis à coups de verges. Les sainbastonites étaient réputés pour leur populisme et leurs rudes méthodes inspirées de Saint Baston, un saint qui, sur les tableaux, est représenté une matraque à la main, comme le valet des tarots, et qui est connu des fidèles pour avoir converti toute la population de certains villages de montagne à coups de gourdin. Dans les monastère sainbastonites, on piochait la terre à partir de quatre heures du matin, on distillait de vigoureuses liqueurs aux herbes, on faisait de la gymnastique nu, puis, ayant ainsi fortifié son esprit, on allait enseigner le catéchisme aux enfants avec des chapelets d'inoubliables torgnoles. Et c'était justement d'un Sainbastonite qu'on l'avait flanqué ! Que se passerait-il?
En premier lieu, il se passa que l'on entendit un grand bruit et que don Braque apparut. Il tenait à la main la poignée de la porte, qu'il avait arrachée avec la grâce propre à son ordre.
- Bordeldemerde, dixit, et il s'avança.
Il mesurait un mètre cinquante per idem, était enveloppé d'un froc marron avec une amarre en guise de ceinture, avait une tête de bouledogue et d'inquiétants yeux turquoise. Il était coiffé d'un chapeau à larges bords, de bounty-killer. Mais l'élément le plus impressionnant de sa tenue était les chaussures, deux bottines sado-maso pointues et lacées, qui lui arrivaient à mi-mollet.


Éditions Actes Sud - 375 pages