Je ne peux entrer dans le détail de chaque feuillet constituant ce recueil d'une cinquantaine de textes inédits écrits pour la plupart entre 1973 et 1987, année de la disparition de l'auteur.

Mais que ce soit dans ses critiques d'ouvrages de science-fiction ou de romans ayant pour toile de fonds la Seconde Guerre mondiale et le génocide, son parler franc sur les Brigades rouges ou autres groupuscules qui sévissaient en Italie, des hommages à des hommes et femmes de bien que l'auteur a rencontré durant sa vie, de la question de savoir si la poésie est compatible avec un ordinateur.... etc, dans tous ces articles publiés dans différents journaux italiens, on retrouve une écriture, un style sans égal. De ces écritures dont la lecture de quelques lignes suffit à vous faire dire : là, on a affaire à un écrivain. Un vrai ! Je dirai même plus : une intelligence rare !

La plume de Primo Levi est reconnaissable entre toutes. Elle transcrit des idées les plus variées mais toujours étayées, raisonnées, un esprit ouvert, une rigueur dans la réflexion, une intelligence de haute volée. Une écriture d'une rare honnêteté et jamais prétentieuse. On y retrouve l'obligation, de la nécessité qui a été pour lui de parler, raconter encore et toujours en termes faciles et lisibles, aux jeunes générations de l'horreur de l'Holocauste, dire combien ces faits peuvent être encore possible. Citoyen engagé dans la lutte contre l'antisémitisme et le révisionnisme, observateur avisé de la société italienne, sa formation scientifique imprègne ses écrits par la rigueur et la justesse de ses propos. Il n'y qu'à lire ses articles sur Victor Hugo, Kafka ou sur la bioéthique pour se rendre compte un peu plus de son talent, de son génie.

On devrait donner à lire ces articles aux apprentis journalistes, autres critiques littéraires ou écrivains. Cela ne leur ferait pas de mal. Je ne peux que recommander vivement la lecture de ces feuillets, ainsi que les autres ouvrages de l'auteur. Même si les sujets abordés sont des plus graves et sources de nombreuses réflexions, on en ressort grandi.

Je ne peux m'empêcher de conclure en reprenant ici quelques mots de l'auteur : cette lecture constitue une découverte accessible à tous, et pourtant de haut niveau.

Du même auteur : La trêve, Le système périodique

Dédale

Extrait :

Une mystérieuse sensibilité

Peu d'écrivains ont connu le destin de Kafka. Tout au long des décennies qui ont suivi sa mort précoce, il n'est pas passé de mode, il n'a été ni oublié ni considéré comme le miroir de son époque ; mieux : il s'est érigé progressivement comme un précurseur, comme s'il avait été doté de cette mystérieuse sensibilité qui permet à certaines créatures de pressentir les tremblements de terre. Certes, les signes prémonitoires ne manquaient pas, non plus, à l'époque, cependant ils se mêlaient à d'autres, différents et contraires : le bain de sang de la Première Guerre mondiale avait laissé l'Occident blessé mais non désespéré, inquiet mais encore confiant en ses forces. Kafka avait su distinguer dans ce bruit de fond les harmonies significatives. Voilà pourquoi ses livres se lisent mieux en notre époque de confiance « cessante » : ils avaient prévu bon nombre des maladies dont nous souffrons aujourd'hui.
Lesquelles ? La crise du concept de progrès et la prédominance de la sensation opposée, d'une régression imposée par un pouvoir obscur, par un réseau de pouvoir absurde et anonyme. La cruauté de l'homme élevée au rang de vertu par la raison d'État (comment oublier la dessinatrice de La Colonie pénitentiaire ? ). L'univers hermétique, imperméable à notre raison, Labyrinthe sans fil d'Ariane. L'individu innocent-impuissant, condamné sans sentence par un tribunal immonde, mais inconnaissable, pour une faut qu'on ne lui révèle jamais.
Relire Kafka a constitué, pour le rescapé d'Auschwitz que je suis, une expérience marquante : une palinodie de mon optimisme issu de la philosophie des Lumières et une façon singulière de revivre ces lointaines années.

In Il Tempo, 3 juillet 1983.


Éditions Robert Laffont - 182 pages