Comme tous les contes, l'histoire commence en un temps reculé que les hommes ont oublié. André Schwarz-Bart nous narre le destin de Bayangumay, jeune africaine effrontée et insouciante, née sur la terre de ses ancêtres. Elle est la réincarnation de sa grand-mère, et dès le jour de sa naissance, comme le veut la tradition, elle est promise à un ami de son père.
Mais depuis peu, les hommes blancs ont envahi les terres et des âmes noires disparaissent sur leurs bateaux monstrueux. Telle est la destinée de Bayangumay...

Noir. Ellipse. André Schwarz-Bart ne nous dira rien, ou presque, de cette terrible traversée des océans.

1772, sur l'île française de la Guadeloupe, Bayangumay donne naissance à une petite Rosalie. Elle est le fruit d'un viol, une enfant de la Pariade; ni tout à fait noire, ni tout à fait blanche, elle navigue dans cet entre-deux, méprisé de tous. Ces êtres aux sangs mêlés, ces "jaunes" comme on les appelait, étaient l'objet de toutes les humiliations. Rosalie va donc grandir seule, rejetée de toute part. Quand en 1802, les soldat napoléoniens débarquent sur l'île pour rétablir l'esclavage (abolit en 1794), Solitude s'enfuit avec une communauté de nègres marrons.

André Schwarz-Bart a voulu ici dressé un autre protrait de la déportation. Il y avait pour lui un parallèle évident entre la traite des négriers et la déportation juive dont ses parents furent victimes.
Pour nous raconter l'histoire de Solitude, l'auteur a abandonné la trame linéaire des récits occidentaux pour adopter le phrasé si particulier des grios : les ellipses, prolepses et analepses sont omniprésentes, et j'ai retrouvé ici le rythme entêtant de l'oralité africaine. Le texte laisse une part très importante à la musicalité et à la poésie; très éloignée d'un réalisme primaire, l'intrigue s'échappe souvent vers un onirisme déconcertant.
En fait, la Mulâtresse Solitude relève plus du long poème que du narratif, et ce qui m'avait séduit au départ a fini par me lasser : l'écriture d'André Schwarz-Bart est extrêmement riche, foisonnante; chaque phrase pourrait être lue et relue plusieurs fois pour en apprécier toute la saveur. Mais au bout de quelques pages, cette profusion finit par étouffer, et la pauvre Solitude est noyée sous le verbe de son auteur.
Mais le plus gênant reste peut-être le traitement que l'auteur réserve à son héroïne : ce choix de la présenter comme un être autiste et désincarné m'a réellement mise mal à l'aise.
En fait, en lisant ce roman, j'ai compris que ce qui m'empêchait d'adhérer à ce roman, c'était le regard résolument occidental de l'auteur. Si l'histoire des Antilles et des nègres marrons vous intéresse, je ne peux que vous conseiller Texaco de Chamoiseau, qui est une véritable merveille.

Laurence

Extrait :

Suivant la petite file de captifs, Bayangumay gravit une échelle de corde, prit pied sur la grande maison flottante des Blancs, dont les flancs courbes recueillaient lentement leur charge humaine. Les matelots du pont semblaient pris de panique, animés comme par la fièvre soudaine d'un incendie; ils criaient et gesticulaient, dressaient des lames et des bâtons métalliques sur tout le monde. Silencieux, traînant leurs chaînes, les captifs entraient les uns après les autres dans une sorte de trou creusé au milieu du navire. Certaines femmes titubaient, remuaient leurs bras comme des antennes, entraient avec des maladresses aveugles de fourmis. Quelque chose heurta violemment Bayangoumay dans le dos et elle partit en courant. Mais au bord du trou, les chaînes de ses chevilles se prirent à un cordage, la retenant un instant, une seconde infiniment douce, cependant que ses yeux recevaient une dernière fois le ciel, le vol tendre d'une mouette, et le déploiement des grandes voiles qui faisaient entendre un son harmonieux, sec et humide à la fois, lui semblait-il.


Éditions Points - 160 pages