Ce texte, écrit pour le théâtre, tient à la fois du conte, du roman et du poème.
De l'Eden à un bordel de Tabriz du 20ème, en passant par une prison babylonienne du Moyen-Âge, Lilith est toutes les femmes à la fois : la femme originelle, Shéhérazade, la jeune vierge que l'on marie de force ou la pute. Elle est aussi la créatrice du Verbe, c'est elle qui détient le pouvoir des mots, alors elle parle, elle se libère de tout ce qu'elle a sur le cœur et l'âme, mais ce cri est avant tout lié à la chair.
D'ailleurs, le langage est très cru et Reza Baraheni, qui use de métaphores pour d'autres motifs, use de tout le lexique lié à la sexualité : con, vagin, trou, queue etc.... Lilith ne joue pas les faux semblants : elle se rapproprie ce vocabulaire, le fait sien, pour ne plus le subir mais en jouir. Lilith par cette façon, a priori très masculine de s'exprimer, refuse la position de victime, et devient actrice de sa destinée.

Pourtant on ne peut réduire l'écriture de Réza Barahéni à cela. Il y a parallèlement à cette crudité, une réelle recherche poétique : l'auteur joue sur les sonorités, les métaphores, les blancs à l'intérieur des phrases, les rythmes ( le débit parfois parfois très syncopé - à la limite du mantra - prend quelques pages plus loin beaucoup d'ampleur et de fluidité). Il y a aussi une recherche sur les mots et Réza Barahéni propose parfois des associations étonnantes et dérangeantes. J'en profite d'ailleurs pour souligner le travail remarquable du traducteur, Clément Marzieh, car l'entreprise était pour le moins délicate. Pourtant, tout en avouant son incapacité à retranscrire certains passages, il nous donne les clés pour mieux appréhender la richesse sémantique du texte initial.

A travers ce long monologue Lilith pousse un cri d'une violence parfois insoutenable auquel il est difficile de rester insensible ou sourd.
Réza Barahéni, poète iranien exilé, dénonce le despotisme de certaines religions et démontre que quand on torture les femmes, c'est la civilisation que l'on tue à petit feu. Il y a un parallèle saisissant entre la condition féminine et le statut des poètes dans certains pays totalitaires : ils sont ceux par qui la révolte arrive, ceux qu'il faut faire taire par tous les moyens.

Certes, le lecteur peu habitué au théâtre d'avant-garde et aimant les récits linéaires, peut être pris de vertige face au foisonnement de ce texte. Mais peut-être aussi l'étourdissement et la perte de repères sont-ils salutaires. Peut-être, a-t-on besoin d'être écœuré par la violence exprimée par l'auteur pour que nos esprits soient réellement marqués par le propos. Je n'y vois pas là un défaut, bien au contraire, c'est cette association, de la violence et de la poésie, qui font la force de ce texte.

Voir aussi les avis de Kattel et Pascal

Laurence

Extrait :

Maintenant nous sommes dans la fosse. Shéhérazade demande : « Raconte. Combien sont-ils ? Est-ce qu'il y a des femmes parmi eux ? - Non, juste quelque Evavia, debout devant le tas de pierres. » Shéhérazade demande : « Pas d'autres ? - Non » Je ne veux pas lui briser le cœur. En cet instant ultime, pourquoi lui dire qu'elles sont quelques-unes de son sexe à être là, des cailloux à la main ? Je dis qu'il n'y a que des Evavia et une majorité d'Adadam. Elle demande : « Où est le poète ? » Je réponds : « Là ; à quelques pas. - A quelques pas de toi ? » Je continue : « Un homme s'avance. Il lit la sentence. » C'est une sentence ordinaire, sans aucune fioriture. Shéhérazade ne demande pas ce que les mots signifient. Après avoir lu la sentence, l'homme s'écarte. La foule tout entière crie : « Allah o akbar ! » Quelques-uns hurlent : « A mort ! » Shéhérazade demande : « C'est maintenant qu'ils frappent ? » Je réponds : « N'aie pas peur, ce n'est pas toi que les cailloux toucheront. » Les meneurs lancent les premières pierres. Je tiens Shéhérazade dans mes bras. Je termine la toile, la plie et la range en moi.
Maintenant, les yeux bandés, je passe au travers des pierres qui me traversent. Sans me retourner je les vois : ils gisent tout les deux sous le tas de cailloux. Je parle avec telles ou telles. Elle ne sauront jamais qui je suis, j'ai changé de sexe. « C'était un devoir religieux, n'est-ce pas ? » Elles répondent : « Oui. » Je dis : « Mais ça vous a aussi procuré un certain plaisir, non ? » Puis je pose une question déplacée : « Vous-mêmes, n'avez-vous jamais commis l'adultère ? »

 
Éditions Fayard - 111 pages