Tisseron part en effet de l'idée que certaines photographies familiales ne sont jamais développées et la plupart sont à peine regardées plus d'une fois. Il s'intéresse donc moins à l'objet qu'à l'acte. L'idée étant que l'action même de prendre une photographie, avant qu'elle soit développée, est génératrice de sens. Décider de fixer ce moment plutôt qu'un autre, choisir la prise de vue, assurer la mise en scène, demander aux protagonistes de sourire: tout cela participe à un certain rituel de l'acte photographique.
L'auteur s'attache ici à remettre en question certaines idées reçues qui depuis La chambre claire, l'important ouvrage de Roland Barthes, alimentent le sens qu'on donne à la photographie. Pour Tisseron, celle-ci n'est pas seulement nostalgie et réminiscence du passé, elle est aussi une action qu'on pose sur le monde, pour l'organiser et l'orienter. En regardant dans le viseur, en appuyant sur le déclencheur, en développant ou non une photo, en la considérant réussie ou ratée, on organise nos souvenirs, nos récits de vie et on prend ainsi un certain contrôle sur notre histoire.
L'ouvrage est intéressant pour qui s'intéresse à la psychanalyse et à la photographie. Il permet de réfléchir, d'intellectualiser, certains gestes quotidiens puisqu'il s'intéresse à la photo même dans son aspect familial le plus anodin. Les sections qui interrogent l'idée d'une "photo ratée", l'importance du flou par exemple, sont très intéressantes. Comme l'ouvrage date de plus d'une dizaine d'années, l'auteur n'aborde pas du tout la question de la révolution numérique et de tout ce que cela peut changer dans le geste (les viseurs qui changent de forme, les déclencheurs silencieux, l'absence de développement, le travail facile sur les photos dites ratées, le choix de quelques clichés parmi un nombre incalculable, etc.). Je sais que l'auteur a aussi publié un livre qui s'intitule Virtuel mon amour , Penser, aimer, souffrir à l'ère des nouvelles technologies, ce qui laisse à penser qu'il a une sensibilité face aux développements technologiques et qui peut nous laisser espérer une nouvelle réflexion sur la photographie à l'ère numérique.
L'ouvrage est illustré d'exemples en noir et blanc qui permettent de bien suivre certains arguments de l'auteur. Avertissement: il s'agit d'un ouvrage savant qui ne se lit pas comme un roman. À conseiller aux mordus de photographie et/ou d'inconscient!
Par Catherine
Extrait :
C'est l'existence du «fantasme dépressif» qui définit la différence essentielle entre «trace» et «empreinte» et qui institue l'image photographique comme trace. L'empreinte n'est que l'attestation d'un passage. Elle ne résulte pas du désir d'inscription, mais seulement de la mise en contact fortuite d'un objet avec une surface réceptrice. Au contraire, la trace atteste le désir qu'a eu celui qui l'a laissée de réaliser une «inscription». Ce désir est celui de rester éternellement présent dans l'objet sur le modèle de ce qu'on ressent - ou de ce qu'on a ressenti - de la présence de l'objet en soi. L'émotion amoureuse, par le sentiment très vif d'être marqué à vie par la présence de l'objet en soi, est un puissant moteur à la fabrication de traces: coeurs entrelacés sur le tronc des arbres, poèmes et dessins de l'amoureux en témoignent. Toute émotion esthétique fonctionne de la même façon en induisant le désir d'inscrire dans une trace définitive le lien intense qui a uni le sujet à l'objet de son émotion. Cette trace est destinée à attester que cette union a bien existé et à en immortaliser en quelque sorte le moment dans une forme matérielle. Celle-ci met donc en scène un fantasme d'inclusion réciproque: du sujet dans la trace (toute trace est une forme de signature) et de l'objet dans le sujet (c'est parce qu'un objet était présent dans le sujet, sous la forme d'une émotion, que le désir de trace est advenu). Toute trace atteste à la fois la possibilité pour le sujet de contenir l'objet de son émotion et le sentiment très vif d'être contenu dans l'objet qui a accompagné cette émotion.
Éditions Flammarion - 187 pages
Commentaires
jeudi 12 février 2009 à 08h22
Je ne comprends pas du tout mon impatience à lire cet ouvrage !! :-)))
Merci Catherine. Je cours me le procurer.
jeudi 12 février 2009 à 14h10
M'intéressant à la photographie et à la psychanalyse, je note donc cet ouvrage pour le dénicher à la bibli !
jeudi 12 février 2009 à 19h07
Tout à fait un thème qui te convient, Catherine, n'est-ce pas?
jeudi 12 février 2009 à 20h59
Et un livre en plus dans ma PAL !!
vendredi 13 février 2009 à 13h15
En effet Pimpi... et comme ça fait plaisir de voir qu'il convient à d'autres aussi Dédale et Nanne, on se sent moins seule! :o)