Dastaguir, grand-père accompagné de son petit-fils, attend depuis des heures que la barrière qui lui bloque le passage vers son fils Mourad, se lève. Mourad, le fils au sang volcanique, a quitté depuis longtemps leur village pour travailler à la mine. Le vieil homme doit annoncer à son fils qu'au village tous sont morts sous les bombes. Il parle. Il pense... Les souvenirs, les images passent et repassent devant ses yeux.

Par bribes, au fil des répétitions qui passent dans sa tête, apparemment sans suite logique, on découvre peu à peu les terribles évènements. C'est comme une litanie qui maintient en vie. Tout ce qu'il reste pour se raccrocher à la vie.

Et puis, il y a Yassin. L'enfant est trop petit pour comprendre pourquoi les russes ont volé toutes les voix, tous les bruits. Même les pierres sont devenues muettes. Pourtant il a vu les bombes, la mort de sa mère, de sa grand-mère et ce qu'il restait du village. Mais il ne comprend pas.

Le grand-père doit annoncer le désastre. Il n'a pas eu le temps de prier pour le repos de leur âme. Au chagrin de la perte, il y aussi la douleur de la culpabilité.

Le vieil homme parle, parle et parfois son regard disparaît à l'intérieur : ... tu es parti loin, très loin.. dans l'enfer de tes pensées.

En phrases courtes, sur un rythme rapide, avec des mots tout simples, l'enchaînement de narrations et des monologues, des divagations ou hallucinations du grand-père, on est happé par ce souffle haché si particulier comme quand on essaye de parler alors que l'on est submergé par le chagrin, la douleur. Est-on encore en vie quand on a tout perdu ?

Et ces questions lancinantes tout au long du chemin, la crainte des réactions de Mourad.

Comment dire tout cela à Mourad ? Faut-il le dire ? Non... Zaynab est morte. Elle aussi. Un point c'est tout. Elle est morte comme les autres, dans la maison, sous les bombes. Le paradis lui était destiné. C'est nous qui brûlons dans le feu de l'enfer. les morts sont plus heureux que les vivants

Il y a aussi la crainte de ne pas être entendu. Finalement, Ces malheurs sont le lot de tout le monde, la guerre n'a pas de coeur.... Mais est-ce que cela console vraiment ? Certainement jamais.

Tout cela est d'une simplicité, d'une efficacité incroyable pour transmettre les émotions, la poésie de l'âme afghane. A n'en pas douter, la qualité de la traduction du persan effectué par Sabrina Nouri doit y être également pour quelque chose. La sincérité, la sobriété, le jeu des silences et de la pudeur des propos ne mentent pas.

Une lecture qui habite longtemps encore la dernière page tournée. A découvrir, à lire absolument.

Du même auteur : Le retour imaginaire, Syngué Sabour, pierre de patience

Dédale

Extrait :

L'homme marque un arrêt, glisse une cigarette au coin des lèvres et l'allume. Il se remet à parler sereinement.
- Tu sais, père, la douleur, soit elle arrive à fondre et à s'écouler par les yeux, soit elle devient tranchante comme une lame et jaillit de la bouche, soit elle se transforme en bombe à l'intérieur, une bombe qui explose un beau jour et qui te fait exploser... Le chagrin de Fateh le gardien, c'est un peu des trois à la fois. Quand il vient me voir, son chagrin s'écoule dans ses larmes mais, dès qu'il est seul dans sa baraque, il se transforme en bombe... Quand il sort et voit les autres gens, son chagrin devient lame, il a envie de....
Tu n'entends plus la suite; Tu te perds au fond de toi, là où se tapit ta détresse. Et ton chagrin à toi ? S'est-il transformé en larmes ? Non, sinon tu pleurerais. En poignard ? Non plus. Tu n'as encore blessé personne. En bombe ? Tu es toujours en vie. Tu es incapable de décrire ton chagrin : il n'a pas encore pris forme. C'est encore trop tôt. Si seulement il pouvait se dissiper avant même de prendre forme, disparaître... Il va disparaître, ça ne fait aucun doute, oui... A l'instant même où tu verras Mourad ton fils... Mourad, où est-tu donc ?


Éditions P.O.L - 93 pages