(Note à vous lecteurs patients: si je n'aimais pas autant les romans qui ne se résument pas, je trouverais plus simple de vous écrire ce qu'il en est.)

Gould et Shatzy se rencontrent par téléphone. Un éditeur fait un sondage téléphonique pour savoir s'il devrait ou non faire mourir un personnage de BD. Shatzy est une des préposées téléphoniques, Gould appelle. Et voilà. C'est le début de cette histoire-là qui n'en est pas une. Il y a l'histoire de ces deux-là, il y a aussi une histoire de boxe que Gould se raconte quand il va au cabinet. Il y a aussi un western, celui de Shatzy, bien entendu. Il y a plusieurs professeurs d'universités, certains qui s'interrogent sur les vérandas, d'autres sur les surfaces courbes, ou encore sur l'honnêteté intellectuelle. Il y en a même un qui connaît tout au foot. Vraiment !

Et il y a une caravane jaune. Mais c'est une autre histoire.

Baricco comme je l'aime. Le même Baricco qu'Océan mer. Déjanté, complètement éclaté. Comment il fait pour écrire des trucs comme ça ? Comment un jour tu te lèves pour écrire une histoire sans queue ni tête, avec des personnages complètement éclatés, dans un espace temps inimaginable ? Je ne sais pas comment il fait, mais que c'est bon! Ces personnages déroutants sont pourtant touchants parce que la vérité de ce qu'ils portent ne fait aucun doute. L'espace-temps ne ressemble à rien et c'est pourtant profondément contemporain. Les réflexions philosophiques ne sont pas bonbons, elles sont justes, fouillées, puissantes.

C'est délicieux finalement, bien que parfois étourdissant. Délicieux, vraiment !

Du même auteur : Novecento : pianiste, Océan mer, Soie et L'âme de Hegel et les vaches du Winsconsin, Mr Gwyn

Par Catherine

Extrait :

Je n'ai plus jamais aimé mon père jusqu'au moment où il a pris un autre train, comme il disait. Drôle d'histoire. Un dimanche comme les autres il a pris un autre train. Il était là, en train de jouer, sous l'escalier roulant, quand une dame toute couverte de bijoux et un peu pompette aussi lui est tombée dessus. Il jouait When we were alive et elle s'est mise à danser, devant tout le monde, ses sacs de courses à la main, l'air béat. Ils ont continué comme ça pendant une demi-heure. Et puis elle l'a embarqué avec elle, elle l'a embarqué une fois pour toutes. Tout ce qu'il a dit, lui, à la maison, c'était: j'ai pris un autre train. Là, pour être sincère, j'ai recommencé à l'aimer un peu, parce que c'était comme une libération, je ne sais pas, il s'était même peigné vaguement à la latin lover, avec la raie bien dessinée au milieu de ses cheveux blancs, et une chemise neuve, et sur le moment je me suis mise à bien l'aimer, un instant en tout cas, c'était comme une libération. J'ai pris un autre train. Des années de tragédie domestique effacées d'une phrase de rien. Grotesque. Mais des tas de fois c'est comme ça, et presque tout le temps: on découvre à la fin que la souffrance, toute cette souffrance-là, était inutile, on a souffert comme des bêtes et c'était inutile, ça n'était ni juste, ni beau ni moche, c'était simplement inutile, et tout ce que tu peux dire à la fin c'est ça: c'était une souffrance inutile. Un truc à devenir fou, si tu y penses, mieux vaut ne pas y penser, le mieux c'est de ne plus y penser, plus jamais, tu comprends ?


Albin Michel - 368 pages