Mariquita, petite ville nichée au fin fond de la Cordillère, se retrouve privée de ses hommes après une rafle des guérilleros. Les femmes sont d’abord fort démunies, et la bourgade tombe en ruines, à commencer par la Casa de Emilia, le bordel de Mariquita. Chacun(e) cherche alors l’échappatoire avec plus ou moins d’égoïsme ; la déroute met à nu les petitesses et les faiblesses des un(e)s et des autres. Doña Emilia démarche les hommes des villages voisins en proposant une ristourne sur ses filles ; Rosalba, la veuve du brigadier, s’autoproclame maire du village ; la veuve Gomez trouve et dilapide le magot de son mari ; le padre Raphaël prend le risque d’être damné et lance une Campagne de Procréation.
Que proposer aux jeunes filles célibataires ? Comment assurer la survie matérielle du village et de ses habitantes ? Que faire du temps quand il s’arrête ?
Puis les femmes s’organisent peu à peu, révolutionnent l’organisation sociale préexistante, masculine pour ne pas dire misogyne, découvrent la solidarité puis la vie en communauté. En dire plus serait en dire trop, si ce n’est déjà fait.

Chaque chapitre mettant en lumière un(e) habitant(e) de Mariquita, cette succession de portraits pourrait s’avérer fastueuse – et le récit comporte effectivement quelques longueurs – si l’humour et/ou l’émotion n’en faisait tout le sel. Le seul récit rétrospectif, consacré à l’Autre Veuve, est aussi le plus poignant, tout en pudeur. Et ces portraits s’enchaînent dans le temps, avec parfois de conséquentes ellipses, ce qui dynamise le récit. James Cañón alterne de plus ces pages, consacrées à l’histoire de Mariquita, et de très courts et violents chapitres évoquant la guérilla et sa répression, sans transition ni justification. L’humour voire le burlesque côtoie donc le tragique et la cruauté. C’est la grande force de ce roman.

De l’inscription de ce récit dans la lignée du grand roman sud-américain, et de Garcia Marquez comme ascendant spirituel de James Cañón, je ne dirai rien, par méconnaissance de ce champ littéraire. J’aimerais évoquer une littérature que je connais mieux, et qu’on dit fortement influencée par la littérature sud-américaine : la littérature sub-saharienne. Certains écrivains comme Tierno Monenembo font de même coexister humour burlesque et tragédie. C’est pourtant un roman plus proche du drame que m’a évoqué Dans la ville des veuves intrépides : Wirriyamu de Williams Sassine, qui raconte la destruction par les fascistes portugais d’un petit village dans une colonie portugaise d’Afrique, en alternant les points de vue des habitants de ce village, des rebelles planqués dans la forêt toute proche et des autorités coloniales. C’est un récit construit comme un compte à rebours, et qui m’émeut toujours autant à chaque relecture.

Par Nezdepapier

Extrait :

Magnolia Morales, la benjamine, avait vingt-deux ans, mais paraissait beaucoup plus âgée. Ses seins étaient flasques à travers les chemisiers presque transparents qu’elle aimait porter, et ses hanches étaient larges et pratiquement plates. Elle avait des jambes d’homme, poilues et musclées, qu’elle dissimulait sous des bas foncés. Il ne manquait rien à son visage : elle avait deux yeux noirs pourvus de leurs cils et sourcils respectifs, une bouche, un nez et plein de poils indésirables. Par le passé, elle se les était épilés ainsi que son abondante moustache, mais les poils – comme les guérillas – revenaient obstinément. Finalement, elle décida de les laisser pousser à leur guise et à leur rythme, et c’est ce qu’ils firent. Les cheveux lui dégringolaient librement jusqu’à la taille, noirs et brillants.
Magnolia n’était assurément pas vierge. « Si elle avait fait payer ses faveurs à tous les hommes, elle serait millionnaire », disaient les vieilles filles. Elle avait une telle mauvaise réputation dans le village qu’elle aurait pu aussi bien se vendre. En réalité, elle n’avait pas couché avec beaucoup d’hommes, mais seulement avec les mauvais : ceux qui le racontaient.


Éditions Belfond - 384 pages