Voilà un roman étrange qui a éveillé en moi des réactions plutôt mitigées.
J'ai apprécié que l'on montre la communauté transsexuelle loin des clichés et des caricatures dans lesquels on l'enferme trop souvent. Juliette Jourdan nous dessine des portraits de femmes fragiles, excessives parfois, mais toutes liées par des parcours difficiles et touchants. Décider de changer son aspect physique pour être en accord avec sa perception mentale n'est jamais un choix facile, même s'il paraît évident. C'est ce que nous raconte Juliette Jourdan à travers ce récit, en abordant les problématiques complexes liées au passing. La communauté elle-même n'est pas exempte de contradictions et de paradoxes et l'auteur a su montrer les dissensions qui éclataient très souvent au sein d'un groupe qui se veut uni pour affronter la société et s'y intégrer.
J'ai aussi aimé l'ambiguïté qui plane, tout au long du roman, sur l'identité de la narratrice. En la plaçant légèrement "en dehors" du groupe, l'auteure lui permet de dire avec la distanciation nécessaire pour que le récit ne sombre pas dans le voyeurisme et le pathos.

Malheureusement, la narration souffre également de nombreux défauts qui m'ont empêchée d'adhérer pleinement à ce roman. Il y a pour commencer cette impression parfois désagréable de lire soit un magazine de mode soit Le Vidal  : pas une page sans qu'il n'y ait de multiples références à des marques de vêtements ou de médicaments. Si je comprends bien que cela reflète les préoccupations et sujets de conversation des femmes qui traversent ce récit, le systématisme avec lequel Juliette Jourdan y a recours, appesantit inutilement l'écriture. De même, les descriptions de la ville, trop fréquentes et détaillées, donnent parfois l'impression d'un guide touristique.
Mais le plus gênant est sans doute cette sensation persistante que l'intrigue n'est qu'un prétexte : l'histoire en elle-même manque cruellement de cohésion, certains épisodes n'apportent rien à l'histoire et arrivent un peu comme un cheveu sur la soupe. Enfin, Juliette Jourdan a voulu mêler réalité et fantasmes de son héroïne, mais la narration n'est pas suffisamment bien maîtrisée pour que cela fonctionne. Du coup, ce qui aurait pu être une idée intéressante rend l'intrigue confuse et invraisemblable.

Bien sûr, il s'agit-là d'un premier roman, et l'auteure n'a sans doute pas choisi la facilité. Sortir la communauté transsexuelle du genre du témoignage, dans lequel elle est habituellement cantonnée, était déjà un défi en soi. Rares sont les fictions qui s'intéressent à cette thématique, et je trouve donc la démarche intéressante. Malheureusement, le résultat n'est pas suffisamment abouti pour que le lecteur lambda se laisse prendre par l'histoire. Restent de très beaux portraits de femmes attachantes et émouvantes.

Laurence

Extrait :

J'avais quitté le rôle de la petite étudiante qui va chercher les enfants à la sortie de l'école et les emmène le samedi à la piscine de Saint-Cyr ; j'étais soudain devenue une copine, une intime. Andromaque tapota le coussin à côté d'elle pour m'inviter à la rejoindre sur le sofa. Une pénombre légère comme de la mousseline nous enveloppait. La voix d'Andromaque était douce et elle me disait des choses un peu tristes.
- Je n'en finis pas de me remettre en question. De me chercher une excuse, une légitimité. J'ai l'impression que je devrai toujours me justifier. Ne me demande pas pourquoi j'ai franchi le pas. Je l'ai su, peut-être... Quand je l'ai fait, ça me paraissait évident, lumineux... Je ne regrette pas mon choix, non. Mais choisir, c'est renoncer. En même temps, est-ce qu'on a réellement le choix ? On a beau ne pas regretter, c'est quand même une amputation, quoiqu'on dise. Moi, j'en rêve encore... de mon pénis, de mes érections... de faire l'amour à une femme... À ma femme... Ça m'arrive de me réveiller en pleine nuit comme si j'étais en train de me noyer, comme si j'allais mourir d'un instant à l'autre. Je suffoque, j'ai le cœur qui bat tellement fort qu'il pourrait exploser... Il n'y a pas photo, je me préfère en femme. C'est ce qui me va le mieux. Mais cela a un prix. Et on paie en larmes...


Éditions Le Dilettante - 346 pages