La rue des-pas-perdus est une rue particulière à Port-au-Prince. C'est le territoire du grand oubli, on y brûle les songes, les mémoires, des automates aux chairs chagrines y recommencent leurs fins de parcours,.. Autour de cette rue, trois voix vont raconter les luttes pour le pouvoir entre les anciens partisans du grand Dictateur Décédé Vivant-Éternellement et les opposants du Prophète. Au milieu de ces combats de rues, où l'on ne sait plus qui est qui, qui soutient qui, les laissés pour compte sont encore et toujours manipulés. Car cela décuple les forces pour s'imposer que de jouer avec la rage de vivre des révoltés de la misère du quotidien, les affamés d'une vie meilleure.

Encore un roman à plusieurs voix pour Lyonel Trouillot. Trois personnages pour un récit oral. On y trouve une tenancière de bordel qui a vue sur la place où beaucoup de choses se passent et qui perd ses filles, entraînées par la haine. Un intellectuel donne sa version des faits via les mots d'un ami favorable au Prophète qu'il visite. L'intellectuel est lui plus intéressé par Laurence, sa collègue dont il est amoureux. Mais cette dernière ne répond pas à ses attentions. Étrangement, j'ai eu du mal à suivre ce récit-là. Cette partie qui se voulait peut être comme une bulle de douceur dans toutes ces horreurs racontées m'a semblé comme évaporée, évanescente, détachée de tout. Étrange sensation ! Tout cela est entrecoupé par les mots du chauffeur de taxi, très attaché à son véhicule. Pris dans l'explosion de violences aveugles, il fuit devant un escadron de l'armée, tente désespérément de sauver sa peau. Pourtant il ne cesse de penser à retrouver son auto, sa seule richesse.
Par ces voix, l'auteur conte les évènements avec rage, dégoût désabusé parfois tant les choses, la vie en ce pays semblent ne pas changer. La lutte pour le pouvoir au profit d'une société bien née, bien pensante qui s'arrange de tout du moment que les pots cassés sont payés par la populace.

C''est avec une langue âpre, sèche, précise et percutante comme un coup de matraque, mais toujours pleine de poésie abrupte que l'auteur décrit son pays entre amour, réalité et fiction. En un torrent rapide, violent, il n'épargne rien à son lecteur, ni l'horreur, ni l'absurdité des combats de rues, la mort gratuite. Le rythme de mots est un peu difficile à appréhender à la première lecture. Mais on s'habitue vite. Comme pour une chanson nouvelle, une fois que vous avez décelé la mélodie de fond, toute la richesse de la langue, sa poésie se révèlent à vous.

Une lecture forte, violente mais d'une rare richesse. A lire assurément.

Lire aussi l'interview de Lyonel Trouillot sur Biblioblog.

Romans de Lyonel Trouillot :
Yanvalou pour Charlie
L'amour avant que j'oublie
Thérèse en mille morceaux
Bicentenaire
Les enfants des héros
Lettres de loin en loin
L'éloge de la contemplation
La belle amour humaine

Dédale

Extrait :

Nous avons fait l'amour cette nuit-là. Il importe que nous l'ayons fait. Pour opposer à la mort le défi d'une contre-histoire. Un petit mépris sans relief qui n'a certes rien d'exemplaire, mais sur lequel personne ne viendrait construire une geôle, une loi, un pouvoir. Une révolte privée qui ferait rire André. André qui s'était lancé dans la politique parce qu'il était incapable de gérer la boulangerie paternelle. Le fils de boulanger voulait devenir ministre de l'Intérieur. Arrêter tous les corrompus. Traquer les assassins. Nommer de nouveaux fonctionnaires. Mon pauvre André, tu seras l'épée du Prophète parce que l'homme ne vit pas que de pain, il lui faut parfois mettre la main sur quelque chose de plus résistant que la mie. La chair humaine. Un pays. Je règne, donc je suis. Le grand dictateur Décédé avait lui aussi puisé chez les ratés de la boulangerie, les recalés de la vie civile. A trente ans d'écart, même langage et même défroque. La même hargne, le même vouloir. L'urgence de tout démolir. Comme si, par une sorte de somnambulisme politique, nous repassions par les mêmes chemins, débouchions sur les mêmes impasses avec le courage indomptable des automates.

[...]
Ce ne sont même plus comme dans ma jeunesse de belles amours de comédie, des mensonges consentis avec dentelles et broderies, les enrôlées du toi et moi font des courses au supermarché avec des airs graves de noblesse en péril, chéri, n'oublie pas le fromage, et puis, merde y a pas le feu, et ça baise mal, tenez-le d'une vieille pute qui connaît le rythme, les techniques, les gens vivent-ils jamais ensemble quand la chair n'est pas disponible, autrefois les gens de la haute ne manquaient pas de manières, d'extérieur, aujourd'hui leurs manières c'est leur climatiseur, leurs cartes de crédit, voilà pourquoi les gens vivent ensemble, pour des climatiseurs et des cartes de crédit, quand l'armée a fini les sapeurs-pompiers ont tout lavé, les lambeaux de chair sur les mur, les larmes de sang, au matin il ne restait plus que quelques traces rebelles, un reporter avec tune tête Time Magazine interrogeait les filles, il voulait faire des photos in english à destinée de tour de monde, il leur faut toujours des photos pour leurs albums de grandes vedettes, il paraît qu'on leur donne des prix, je me demande si les prix varient, de la fillette qui sourit avec son seau d'eau sur la tête au mur dentelé, sur lequel un laveur pressé a laissé quelques traces de sang.


Éditions Actes Sud - 145 pages