L'auteur montre toutes les facettes des hommes, de la plus belle à la plus horrible. Le goût du pouvoir, de la propriété, les frustrations exacerbées par la rudesse des conditions de vies là-haut dans un village des Pyrénées aragonaises un peu avant la guerre civile espagnole. Sans en rajouter outre mesure, avec des mots justes, simples, Lorenzo Mediano décrit remarquablement (l'auteur est aussi médecin et instructeur de survie) la petite société de ce village tranquille où il ne se passe presque jamais rien, où la vie est des plus rudes ; où la survie est une question de chaque instant.

Ramon, apprenti berger de son état voudrait changer de vie, vivre honnêtement, intensément son amour pour la belle Alba. Seulement, cette dernière est fille unique, mais surtout héritière d'une des casa les plus riches du village. Lui n'est qu'un berger, un moins que rien dans la hiérarchie locale. A force de courage, d'obstination, aidé par une volonté de fer et d'un amour si intense qu'on le croirait fou, Ramon devient berger, puis contrebandier de différents produits avant de passer des armes aux républicains pour pouvoir réunir suffisamment d'argent pour « mériter » Alba aux yeux de son père, Don Mariono.

Presque un récit épique, cette histoire d'amours contrariés est captivante dès la première phrase. Sur le mode de la narration, l'instituteur du village, un homme dont on ne connaît pas le nom mais qui connaît bien les lignes de force, de pouvoir qui guident les habitants, nous donne tous les éléments des enjeux qui se jouent là. Il ne cache rien du malström de sentiments qui sévissent dans ce vase clôt, ce village comme un énorme chaudron bouillonnant et dont il faut surveiller attentivement les débordements. Car :

Ici une personne ne peut être simplement antipathique, on la hait à mort. On ne s'entiche pas d'une femme, on l'aime à la folie. Pour un ami, on meurt, pour une offense, on tue.

C'est dire si dans ce village tout se vit intensément.

Dire que j'ai aimé cette lecture faite d'une traite, juste le temps de se pelotonner sous la couette – les nuits en montagne sont rudes – est un doux euphémisme. C'est digne des plus belles tragédies de Shakespeare. J'ai aimé cette fin ouverte laissant libre cours à l'imagination. Ramon et Alba vont-ils enfin pouvoir vivre heureux tous les deux ? C'est à vous de voir !

Dédale

Extrait :

Ramon, de casa Badiello, commença don, comme tant d'autres des maisons pauvres, à apprendre le métier de berger en travaillant comme aide-berger. Puisque casa Badiello est une des maisons les plus misérables et que Ramon avait déjà d'autres frères tiones plus âgés qui s'occupaient des rares bêtes et des pauvres champs qu'ils possédaient, il entra au service de casa Torrera. Il commença à vivre la vie de berger, à manger des miettes de pain frites avec un peu de lard et de pomme de terre comme plat quotidien, à apprendre à supporter le froid et le soleil, à manier la fronde et le gourdin, à connaître les nuages et les vents. Je crois que dans le fond, il aimait cela, parce que cela convenait bien à son esprit vif et rebelle, épris de liberté. Parfois, à la nuit tombante, il venait chez moi et me demandait un petit livre qu'il puisse lire sans trop de difficultés. Cela m'attendrissait et, inconscient du futur que j'étais en train de semer, je lui prêtais quelques contes de Grimm ou d'Andersen. Plus tard, lorsqu'il eut plus de facilité à lire, je lui laissai un ou deux romans. Il est vrai qu'il me les rendait parfois humides, lorsqu'un orage les surprenait dans la montagne et que l'eau traversait sa gibecière graissée ; mais moi, cela ne m'a jamais vraiment dérangé. C'était tellement agréable de voir quelqu'un aimer les lettres comme moi!


Éditions de la Ramona - 141 pages