Sarah est une jeune journaliste française qui a toujours fui : sa famille, son pays, son mari. À son arrivée sur la terre australienne, elle rêve de rencontrer le peuple aborigène mais ne croise que le folklore réservé aux touristes. Prête à renoncer et à rentrer bredouille en France, elle est victime d'un accident de la route et partage sa chambre d'hôpital avec la jeune Ruby, une abo qui rejette à la fois le monde des blancs et sa culture. Dans ce pays, où les aborigènes ne représentent pas plus de 2 % de la population de 19 millions, les blancs ont tout confisqué : les terres, une culture, un mode de vie. Alors, Ruby préfère oublier le présent et vivre le temps du rêve en sniffant de l'essence, nouvel eldorado d'une génération perdue. C'est comme ça qu'elle se retrouve dans l'hôpital des blancs, à Alice Spring, avec son jeune fils Sandy.
Immédiatement, Sarah l'associe "à la vie qui revenait, éclatait". Sans pouvoir l'expliquer rationnellement, Sarah sait que son destin est lié à cette jeune femme pleine de révolte. Mais avant que Sarah ait pu réellement établir un contact, Ruby s'échappe de l'hôpital. Qu'importe, Sarah a décidé de rester et de retrouver la trace de cette sœur de peau. Accompagnée de Janet, anthropologue, elle part à la découverte d'Utopia, terre occupée par une communauté de femmes qui réclame la ré-appropriation des terres confisquées.

Ce récit est une double invitation au voyage.
Le premier est bien évidemment la découverte de l'Autre, d'une culture aborigène trop méconnue en France. Sylvie Crossman, qui été correspondante pour le journal Le Monde en Australie (de 1985 à 1990), a beaucoup œuvré pour la (re)connaissance de la culture aborigène. D'expositions en essais, en passant par la création de sa maison d'édition Indigènes, elle tente de favoriser le dialogue entre les "beaux-savoirs" de ces indigènes et nos savoirs scientifiques. En lisant ce roman, l'occidentale que je suis, fut effrayée de voir le sort qui fut réservé aux aborigènes. Combien d'entre nous savent, par exemple, que les occidentaux ont empoisonné les points d'eau des indigène avec de la strychnine? J'ai aussi découvert émerveillée l'Awely, les busines, les cérémonies en l'honneur de l'Igname Crayon, les premières peintures sur les batiks. Mais que l'on ne s'y trompe pas, Sœur de peau ne s'inscrit pas dans une démarche ethnographique. Il s'agit bel et bien d'une œuvre romanesque, d'un hommage aux imaginaires.
Très rapidement, Sylvie Crossman s'est rendue compte à quel point l'essai était incapable de dire, de raconter la culture aborigène. En effet, le rapport au temps est radicalement différent chez ce peuple. Le rêve est pour eux une continuité de l'espace temps, il ne se distingue pas du présent ou du passé. Seule la fiction pouvait alors jouer le rôle de passeur et être fidèle à cette culture. L'écriture de Sylvie Crossman est donc le reflet de cette façon d'être au monde. Si la mélodie, la respiration du texte est au départ un peu difficile à trouver, on se laisse rapidement emporter par le destin de ces deux femmes, et de toutes les femmes à travers elles. Sœurs de peau est un récit de femme(s), un cri de liberté prophétique, comme celui entendu un soir dans le désert rouge : "Le futur sera noir, public et féminin". Toutes les figures féminines qui traversent ce récit contiennent une force incroyable. Que ce soit Janet, l'anthropologue au discours ambigu, ou la figure mythique d'Emily Kame Kngwarreye, toutes sont fascinantes et nous interrogent sur notre soi-disante modernité. Car ce qui frappe dans cette rencontre, c'est à quel point les femmes d'Utopia sont en avance sur notre monde occidental, tant au niveau de l'organisation sociale, que sur les questions du rapport à la terre et aux éléments. Sœurs de peau est aussi un récit sur les racines et la façon dont on peut avancer sans renier notre passé.

Un très beau roman sur l'autre, et donc sur nous; un pont entre deux rives, deux femmes; un voyage au pays des sens où la terre, les couleurs et les corps deviennent les beaux-arts.

Laurence

Extrait :

Une drôle de fatigue était tombée sur moi. Je n'avais plus envie de rien faire, de bouger. Dans ses yeux, je croyais voir les nuages de la mousson quand vient l'été et que, vers le soir, quand ils ont aspiré toute la masse du ciel, ils nous la rendent en cadeau, ils noient la rivière Sandover, libèrent les odeurs. Ses yeux étaient chauds comme ces nuages et je les ai gardés un moment accrochés aux miens car j'avais envie de sentir notre ciel et la pluie sur ma peau. Ma bouche était sèche. La toux remontait. Ma bataille contre le roux et sa seringue m'avait fatiguée, une boule gonflait dans ma gorge. Je voulais Sandy, mon garçon. On avait fait le jour avec l'essence, mais maintenant le jour contre la vitre blessait mes yeux. J'étais fatiguée de me battre contre eux, contre leurs aiguilles, contre leurs caresses.


Éditions Albin Michel - 261 pages