Avec ces trois pièces, les sujets abordés par l'auteur sont loin d'être joyeux. C'est le moins que l'on puisse dire. Si dans les deux premières pièces, il s'agit plus de longs monologues sur fond de mythologie, Cendres sur les mains est différente mais si peu. Il y a bien trois personnages mais qui ne dialoguent pas entre eux. Ces trois pièces abordent les thèmes récurrents de l'auteur à savoir la mort et la peur qu'elle engendre; le rôle des hommes dans les guerres; le pardon; la vengeance. On y retrouve bien évidemment une plume si particulière, toute en humanité. Une écriture qui questionne toujours sans pour autant imposer une solution.

Si vous aimez le théâtre contemporain, les textes courts mais intenses, forts, ces pièces seront pour vous. N'ayant assister à aucune représentation de ces pièces, je gage toutefois que l'on ne doit pas en ressortir indemne.

Onysos le furieux est un vieillard installé sur le quai d'une station de métro à New-York. En un long monologue, aux allures de récit épique, ce vieux raconte sa vie tumultueuse, pleine de fureur de violence, de destructions et aussi de douceurs. Quand Onysos vit et parle, tel un Dionysos ressuscité, les forces se déchaînent. Onysos, ce fou immortel renaît toujours. Il rajeunit même à vue d'œil dès qu'il trouve une oreille pour écouter son étrange récit en une langue forte, puissante. Une langue qui impose presque une lecture à haute voix. L'oralité semble comme une évidence. On sent le danger dans cette vie sauvage, presque barbare et pourtant on reste captivé comme devant un raz de marée. C'est violent et fascinant à la fois.

Avec Sodome, ma douce, on reste encore dans la mythologie. Cette femme, celle de Sodome, celle dont on ne connaîtra pas le nom, est la survivante du massacre méthodique de la ville de Sodome, ville de la sensualité, de toutes les libertés et voluptés.
Un jour, la ville apprend qu'un autre peuple s'approche pour la détruire. Tout Sodome se prépare donc au combat. L'attente se fait longue. Le siège commence. Puis un ambassadeur se présente aux portes pour négocier. On l'accueille comme il se doit, comme Sodome sait si bien le faire. Mais ce beau et séduisant ambassadeur est comme le cheval de Troie. Il est porteur d'une maladie mortelle extrêmement contagieuse. S'en est vite finie de la ville et de ses plaisirs. La ville est décimée.
Celle de Sodome, la rescapée car elle a réussi à se cacher des troupes entrées dans la ville pour terminer le travail de la maladie, son travail de haine, va être capturée et transformée en statue de sel.
Après des années passées enterrée vivante sous une épaisse couche de sel, une pluie d'orage va lentement la faire renaître. Elle nous raconte son histoire, celle de sa ville tant aimée et surtout la vengeance qu'elle prépare.
Le lecteur, le spectateur se voit au fil des mots contaminé à son tour par les mots, la poésie, le rythme du récit, fluide, rapide de cette femme. On est envoûté, pris par la même fièvre.

Le contexte de Cendres sur les mains est totalement différent. Dans un pays dévasté par la guerre, il importe peu qu'il soit localisé et que le conflit soit daté, deux hommes brûlent des corps. Un jour, une femme se relève parmi la dernière cargaison. Sans savoir d'où elle vient, comment elle a survécu, les deux fossoyeurs la nourrissent, tentent d'engager le dialogue avec elle sans jamais trop s'approcher d'elle. Cette femme dont on ne connaîtra pas le nom se met à travailler avec ces hommes. Elle n'échange jamais un mot avec eux. Elle ne parle qu'avec les morts. A eux seuls, elle adresse des mots tendres, prend soin de leur dépouille. Elle les prend en mémoire par le simple geste de leur fermer les yeux, geste d'une infinie douceur. Les deux fossoyeurs sont totalement dépassés par les circonstances. Ils sont même presque des victimes et vont jusqu'à faire grève pour que l'on entende en hauts lieux leurs plaintes sur leurs conditions de travail. Un jour, un camion livrera la chaux tant demandée. Ils décéderont les effets nocifs de la fumée et de la cendre du bûcher, blanchis, brûlés par la chaux. Le grotesque à l'état pur au milieu de l'horreur et la barbarie.

Je vous disais que le sujet pouvait être sombre, peu flatteur pour l'humanité.
Là encore, on est plongé dans une situation grave, implacable, tragique. Un texte fort; horrible parfois, extrêmement efficace. Mais il y a toujours renaissance dans les textes de Laurent Gaudé.La rescapée partira, retrouvera d'autres rescapés plus loin. Mémoire vivante de tous les disparus, chacun pourra retrouver les siens. Elle racontera.

Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit Mozambique, La porte des enfers, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Combats de possédés, Le soleil des Scorta, Cris, Kaboul, Médée Kali, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège.

Dédale

Extrait :

Onysos le furieux

J'ai longtemps détesté les villes,
Babylone a été la première.
Aujourd'hui je regarde New York et je me rends compte à quel point cette cité me ressemble et à quel point j'y suis bien.
Dans le quartier chinois, d'étouffantes odeurs sortent par nappes pesantes des cuisines.
Quatre ou cinq chats se disputent une tête de poisson crevé.
Plus loin, au milieu de la rue, des hommes à la peau brune fument de petites cigarettes.
Ils ont sorti des chaises en bois et se prélassent en maillot de corps.
De la musique s'échappe d'une voiture garée en double file.
Ils parlent fort, se signent et lancent des malédictions.
Arméniens, Juifs, Coréens, Cubains, le monde est là, le monde entier entassé à New York,
Comme Babylone autrefois.
Même frénésie.
C'est l'opulence et la misère, côte à côte, bouche à bouche.
Le riche et l'indigent.
Chaînes en or et sans abris.
C'est ma ville, je le comprends maintenant.
Je peux tout faire ici.
Et je comprends en contemplant cette station de métro fangeuse, ces bouis-bouis grouillants et ces grandes avenues d'asphalte, que Babylone était semblable à cette ville et que j'aurais aimé Babylone.
J'aurai dû lancer mon armée contre les Kassites, décapiter le roi et planter sa tête en haut d'une lance dans l'herbe du plus haut des jardins suspendus.
Je serais devenu le héros de Babylone.
Mais j'étais trop jeune encore et il me fallait une ville à brûler.
J'ai réduit à néant Babylone, tapissant le pays des Deux-Fleuves de cendres chaudes.
Je ne ferais pas deux fois la même erreur, je ne détruirai pas New York.


Éditions Actes Sud - Papiers
Onsysos le furieux - 47 pages
Sodome, ma douce - 34 pages
Cendres sur les mains - 41 pages