Anita Desai est une des romancières indiennes les plus connues, plusieurs fois short-listée pour le Booker Prize (que sa fille Kiran, à laquelle ce roman est dédié, obtint en 2006). À ma connaissance, les Indes (orientales) avaient été au cœur de tous ses précédents romans et recueils de nouvelles. Pour la première fois, elle situe l'action dans un contexte totalement différent.
Le sujet de ce roman, comme celui de la thèse d'Éric est celui des immigrations, en lesquelles Anita Desai a quelque expérience personnelle puisqu'elle naquit d'une mère allemande et d'un père indien, fut élevée en Inde et immigra aux États-Unis d'Amérique. On découvre ainsi l'histoire du grand-père d'Éric, venu des Cornouailles au Mexique pour travailler à la mine. Les blancs ne fraient pas beaucoup avec les indigènes, soumis à des conditions de travail très difficiles. La révolution mexicaine menée par Zapata et Pancho Villa contraint de nombreuses familles à la fuite. À la génération suivante, c'est vers l'Amérique du Nord que s'est dirigé le père d'Éric.
Parmi les neuf chapitres de ce roman en quatre parties, certains racontent le séjour d'Éric au Mexique, d'autres les événements enfouis dans le passé. Les deux narrations progressent indépendamment l'une de l'autre. La quête d'Éric n'a rien d'une enquête policière, où la découverte d'un nouvel indice pourrait faire passer le héros au niveau suivant. Elle relève davantage d'une errance contemplative. Matériellement, elle progresse finalement assez peu et à la fin du roman, le lecteur en a appris bien plus que lui-même sur sa famille.
En se focalisant sur des personnages particuliers, le roman nous fait vivre un peu de l'histoire du Mexique au XXe et croiser au passage le chemin d'Indiens huichols. Les pratiques religieuses des uns et des autres sont évoquées ; on trouvera donc dans ce roman un zeste de mythologie huichole.
Des cinq livres de cette auteur que j'ai lus pour le moment, ce n'est pas mon préféré : j'avais davantage apprécié deux de ses romans les plus remarqués. Dans Un héritage exorbitant (Stock), il est question d'un enseignant passionné de poésie ourdoue et dont la déchéance sociale s'engage à partir du moment où il entreprend de réaliser une entrevue avec le poète Nour (il semblerait que ce roman, dont le titre original est In Custody soit au programme du concours de l'agrégation d'anglais cette année). Dans Le jeûne et le festin (folio), il est aussi question d'immigration : une partie se passe à Boston où Arun est parti étudier, l'autre se passe en Inde où sa famille lui prépare un colis. Ce roman porte un regard critique non seulement sur l'Inde (situation des femmes) mais aussi les États-Unis d'Amérique (société de consommation, mal-être, pathologies du comportement alimentaire).
Extrait :
Le film était encore pire qu'il ne s'y attendait. Peut-être le courant à bas voltage utilisé dans la région expliquait-t-il l'extrême lenteur de l'action et le lugubre manque de luminosité. On voyait, sur l'écran couvert de papillons de nuit, la jeune Doña Vera cavalcader dans un paysage sépia de pierres et d'épineux, tandis que la musique d'accompagnement devenait de plus en plus grave ; puis Doña Vera posant avec un groupe d'Indiens en habits de fête, dont on ne voyait naturellement pas les couleurs dans ce film en noir et blanc ; Doña Vera interrogeant un homme dont le visage restait dans l'ombre de son chapeau conique, qui semblait répondre à ses questions volubiles et prolixes par de simples monosyllabes. Doña Vera arpentant le désert à longues enjambées, la séquence émaillée de plans fixes sur des tarentules, des serpents, des scorpions et autres bestioles qu'elle y aurait ― ou non ― rencontrés. Doña Vera assise à une lourde table sculptée, soulevant un par un des objets dont elle décrivait le sens symbolique.
Durant cet épisode, les jeunes membres de l'assistance commencèrent à perdre patience, à parler à haute voix, et même à rire. Les plus âgés regardaient l'écran avec une attention farouche, qui se voulait réprobatrice. La musique s'enfla jusqu'à un paroxysme, puis se tut si brusquement que des rires involontaires fusèrent ; le titre, La Reine de la Sierra, apparut alors en lettres cursives, dans une fanfare de trompettes.
Eric avait appris d'expérience à se lever rapidement et à s'échapper avant que les lumières ne s'allument et que quelqu'un, au premier rang ― ou au dernier ―, nelance le débat. Ça, il ne le supporterait pas. Il se faufila par la porte ouverte avant qu'on puisse remarquer sa fuite.
Éditions Mercure de France - 198 pages.
Traduit de l'anglais par Anne-Cécile Padoux.
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