Ni mémoires, ni journal. Ni essai, ni poème. Récit elliptique, entre l'avant Buchenwald, le pendant, mais surtout l'après. En effet, au coeur de ce récit dense, intense et nécessaire, une question: pourquoi en aura-t-il pris près de vingt ans à cet homme d'une intelligence extrême, résistant du fascisme, revenant des camps, pour écrire enfin son expérience du Mal radical?

Le récit se construit comme la pensée de l'auteur: libre et cohérent. Les idées se succèdent, les souvenirs s'emboîtent et s'enlacent et pourtant, dans cette richesse extrême, le lecteur ne se perd jamais. Ici, Semprun évoque la solidarité qui s'exprime au camp; là, il rappelle un soldat allemand chantant la Paloma pendant qu'il milite sous la résistance. Ici, il décortique le souvenir tel qu'il se cristallise dans la neige; là, il évoque ses discussions avec le cercle intellectuel qui l'entoure à Paris. Ici, il narre la fin de son rêve communiste; partout, il explique la difficulté de l'écriture devant le Mal radical.

L'une des grandes richesses de ce livre est justement son ancrage philosophique (Semprun est étudiant de philosophie quand il est déporté). L'extrême vigilance de témoins comme il a pu l'être, nous permet, devant l'incompréhensible, de chercher pourtant des axes de compréhension. Semprun soutient son point de vue (qui n'est pas que le sien) jusqu'au bout: il n'y a rien d'inhumain dans ce Mal radical. Au contraire, il est humain puisqu'il vient de l'humain. Il est une des réponses possibles à la liberté qu'a l'humain et le repousser dans l'inhumanité, c'est refusé de considérer que bien qu'inadmissible, ce choix reste et restera possible.

C'est divinement bien écrit. Émouvant, sans être macabre. Humain, justement, à la virgule près. Au départ on s'étonne sans se reconnaître: difficile en effet, de se reconnaître dans le contact avec une réalité aussi extrême que celle des camps. On observe de loin. Et plus le récit avance, et plus on s'identifie. Parce que finalement, il s'agit surtout d'un livre sur notre condition: d'humain, de mortel, d'être écrivant.

Un incontournable.

Catherine

Extrait :

... ce matin dont il est question, j'avais été tiré du sommeil par l'appel de mon nom, insistant.

Une voix dans le haut-parleur, rêche, impérative m'avait-il semblé, criait mon nom. Dans le sursaut du réveil, j'avais eu quelques secondes de confusion mentale. J'avais cru que nous étions encore soumis aux ordres des S.S., à l'ordre S.S. J'avais pensé, dans un éclair de conscience, malgré les brumes du réveil en sursaut, que les S.S. me convoquaient à la porte du camp. Ce n'était pas bon signe, habituellement, d'être appelé à se présenter à la porte de Buchenwald. Henri Frager avait été appelé ainsi, quelques semaines auparavant, il n'était jamais revenu.

Mais cette fois-ci, l'appel de mon nom n'était pas suivi de l'injonction habituelle: Sofort zum Tor! On ne me convoquait pas à la porte d'entrée du camp, sous la tour de contrôle, on me convoquait à la bibliothèque. Et puis, la voix ne disait pas mon matricule, elle disait mon vrai nom. Elle n'appelait pas le détenu 44904 - Häftling vierundvierzigtausendneunhundertvier, elle appelait le camarade Semprun. Je n'étais plus Häftling mais Genosse, dans la voix du haut-parleur.

Alors, je me suis réveillé tout à fait.

Mon corps s'est détendu. Je me suis souvenu que nous étions libres. Une sorte de violent bonheur m'a envahi, un frisson de toute l'âme. Je me suis souvenu que j'avais des projets, pour ce jour qui commençait. Pas seulement le projet global, un peu absurde, excessif du moins, de survivre encore ce jour-là. Non, des projets précis, plus limités sans doute, mais pleins de sens, alors que l'autre était insensé.


Éditions Folio - 396 pages