Nous sommes en 1939, aux premiers mois de ce qu'on appelle de nos jours la « drôle de guerre ». En ces débuts de la Seconde guerre mondiale, les français partent confiants, la fleur au fusil et persuadés que les allemands ne pourront pas passer la fameuse Ligne Maginot. L'Histoire a démontré que les choses en ont été tout autrement. L'invasion des troupes ennemies, entraînées, équipées de matériels nettement plus modernes, s'est déroulée en force, comme un éclair par la Belgique et les Ardennes Françaises. Les troupes françaises n'ont pu offrir qu'une maigre résistance.
Grange est un de ses soldats, un réserviste cantonné dans un de ces blockhaus-chalet construits sur ces monts des Ardennes, face à la frontière belge. Avec lui, on va suivre l'attente des soldats durant les premiers mois de l'attaque. Soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?? En observations, entre ordres et rumeurs divers, dans l'enchantement, l'envoûtement provoqué par la forêt alentours, Grange et ses hommes vivent une étrange guerre, qui commence par une longue attente.
Comme dans Le rivage des syrtes, Julien Gracq semble nous raconter une histoire où il ne se passe rien. La vie des soldats s'organise comme dans un chalet de montagne sur le front de la Meuse, une petite communauté où il faut trouver à s'occuper entre l'entretien de l'armement, la pose de collets en forêt, les missions de surveillance d'une frontière où absolument rien ne bouge, de contacts avec les rares civils restés chez eux aux Falizes, dernier hameau sur le plateau, la rencontre amoureuse avec Mona, petit chaperon bleu, mi-femme, mi elfe, croisée un soir de pluie.
Croire qu'il ne se passe rien dans un roman de Gracq est une erreur. Bien au contraire ! Tout l'art de l'auteur est de transformer une dense forêt en un océan et le chalet où vivent les soldats en une île déserte, sereine, presque étouffée sous le calme.... avant la tempête. Car à bien des signes annonciateurs, le lecteur pressent que la tempête arrive et qu'elle sera violente.
Je ne peux entrer dans les détails pour ne pas déflorer l'intrigue, car elle existe. Mais comment vous dire toute la magie de la plume de Gracq, les images qu'il fait naître en mots choisis, ciselés pour faire naître des impressions sylvestres, le mystère de la forêt, ses bruits, les changements de couleurs avec la lumière, la brume ? Comment vous parler des sentiments ressentis par Grange, ceux d'être à la fois en pleine guerre (même si pour l'instant rien ne s'est encore produit) et d'être aussi ailleurs, dans un tout autre monde ?
Tout est un subtil équilibre entre présence et distance. Ce n'est ni la guerre ni la paix, ce n'est ni une vraie maison, ni la totale nature car c'est un "théâtre de guerre". Tout y est en suspens. Tout est suspense.
Et si les évènements de l'histoire se font attendre, c'est pour mieux laisser du temps au lecteur pour être envoûté par la plume de l'auteur. Quelle magnificence de style ! J'en reviens toujours pas. Je n'ai pas de mots. Tout est en sensations, en images, en impressions douces mais persistantes, en opposition entre le haut (sur les hauteurs) et le bas (dans la ganison de Moriarmé dans la vallée), entre le dedans (la vie du blockhaus) et le dehors, la forêt environnante si prégnante où la vie intérieure de Grange trouve à s'épanouir.
A tout ceci, ajoutez le plaisir d'acheter ce texte directement à la librairie de l'éditeur, rue Médicis, celui aussi d'ouvrir ses pages avec un coupe-papier. Le petit crissement des feuilles qui se séparent, leur contact un peu cotonneux... et vous êtes déjà projetés au milieu de la forêt, à suivre avec Grange une laie perdue entre les arbres.
Que du bonheur !
Du même auteur : Le rivage des syrtes, La presqu'île
Dédale
Extrait :
Grange prolongea longtemps le demi-sommeil qui le retournait sur son lit de camp, dans l'aube déjà claire à toutes les vitres ; depuis son enfance, il n'avait éprouvé de sensation aussi purement agréable : il était libre, seul maître à son bord dans cette maisonnette de Mère Grand perdue au fond de la forêt. Derrière sa porte, le remue-ménage placide d'une ferme qui s'éveille ajoutait à son bonheur : il l'engrenait dans une longue habitude ; Grange pour la première fois songea avec un frisson de plaisir incrédule qu'il allait vivre ici – que la guerre avait peut-être ses îles désertes. Les branches de la forêt venaient toucher ses vitres. Un ferraillement lourd ébranlait l'escalier ; Grange sauta de son lit et vit par la fenêtre le soldat Hervouêt et le soldat Gourcuff qui s'éloignaient entre les arbres en redressant leur fusil d'un coup d'épaule, le col de la capote relevé contre le froid piquant. Derrière la cloison, quelqu'un tisonnait la poële ; des chocs de ferblanterie parlaient plaisamment de café chaud. Il s'allongea sur son lit une minute, roulé dans sa capote. Le matin était gris et couvert ; une atmosphère de grasse matinée, un vide de dimanche campagnard habitaient la pièce ; dans les intervalles des bruits de casseroles, le silence, si peu habituel à la vie militaire, se recouchait au milieu de la chambre avec un ronron de bête heureuse. Le froid même n'était pas inconfortable ; même en leur absence, on sentait que l'air ici n'était remué que par des corps jeunes et bien nourris. Un moment, Grange suivit dans l'air, l'oeil vague, la buée légère que faisait son haleine, puis il se retourna et fit un petit rire de gorge perplexe : l'idée qu'il était ici aux avant-postes le dépaysait complètement.
Éditions José Corti - 253 pages
Commentaires
jeudi 23 avril 2009 à 08h56
J'ai étudié Gracq dans le cadre de l'agrégation et je confirme ce livre est une pure merveille de style. Mais attention, c'est un roman de l'attente qui repousse l'événement hors des pages de son livre.
jeudi 23 avril 2009 à 13h14
Sans fin, relire Julien Gracq !
vendredi 24 avril 2009 à 13h37
Gracq est un vrai grand écrivain. C'est un bonheur de le lire et de le relire !
samedi 25 avril 2009 à 10h42
Entièrement d'accord avec vous, lire et relire ces oeuvres où le travail d'écriture est roi.
Merci pour vos messages.
samedi 25 avril 2009 à 20h18
Comme Stephie, j'ai découvert Un balcon en forêt lors de ma prépa agreg. J'ai aimé ce roman même si d'autres oeuvres m'ont plutôt déçue.
vendredi 1 mai 2009 à 11h10
Calypso, parfois, cela passe... parfois non. C'est cela aussi les surprises avec la lecture.
lundi 20 juillet 2009 à 15h38
Cette écriture a effectivement quelque chose de magnétique, sans quoi le récit de l'attente serait simplement pénible. Mais Gracq emmène cette attente vers des trésors de poésie et de style, et c'est sans oute là tout son génie.
Attente et évènement chez Gracq, comment problématiser cela?
lundi 20 juillet 2009 à 22h05
Je suis entièrement d'accord, Oscar. Tout dans Gracq réside dans son écriture. Mais il faut aussi avoir du génie à raconter les subtilités de la vie, celles que l'on ne voit plus.
mercredi 2 septembre 2009 à 17h20
Comme dans toutes les grandes oeuvres littéraires, Un balcon en forêt vaut par son style et son ambition esthétique. Comme Proust, Gracq peut aborder n'importe quel sujet d'autant plus que celui-ci n'est qu'un prétexte (un pré-texte)pour pouvoir travailler la matière qu'est la langue. Les mots, les sons, les rythmes, la typographie sont à mon sens l'essentiel de l'oeuvre littéraire. Alors pourquoi pas une forêt...
mardi 22 septembre 2009 à 21h22
Je suis entièrement d'accord avec votre propos, Nicolas. Tous les sujets sont bons quand on a le talent de Gracq.
samedi 14 août 2010 à 15h08
Bonjour,
je me permets de vous indiquer une adresse où sont mises en scène 7 rencontres improbables ( "images" décalées mais respectueuses!) qu'aurait pu faire Julien Gracq.
C'est ici:
http://www.gerard-bertrand.net/inde...
(Ces "images" sont utilisables dans les conditions "Creative Commons" qui figurent sur mon site)
vendredi 7 janvier 2011 à 01h06
Bravo, Oscar, pour ton commentaire.
J'ajouterai que ce roman constitue sans aucune doute le récit le plus juste de ce qu'a dû être l'attente d'un événement inéluctable, la guerre. Ce qui est à la fois magique et sutupéfiant, c'est que la poésie permette de finalement atteindre une forme d'objectivité, une forme de témoignage.
A mes yeux, c'est le plus beau roman de Julien Gracq, plus même que Le Rivage des Syrtes".
jeudi 28 avril 2011 à 20h15
jai vraiment trouver ce livre absolument grotesque ! l'attente est trop longue et le style trop répétitif ! j'aurais plutot apprécié un livre, un vrai. Et non pas un débris d'idées comme on en trouve de nos jours !
jeudi 5 mai 2011 à 21h30
Merci à tous pour vos commmentaires et autres points de vus.
vendredi 6 mai 2011 à 17h17
moi j'ai étudié cette œuvre en 2nde, au lycée et honnêtement ça m'a ennuyé... Peut être que si je le relis plus tard ça me plaira mais pour l'instant l'action n'arrivait pas assez vite.
mardi 15 janvier 2013 à 19h39
Bonsoir ! J'ai moi aussi lu ce livre, nous l'avons étudié l'année dernière quand j'étais en première (littéraire) et pour moi ça a été une vraie révélation ! Toute cette richesse d'écriture est à couper le souffle ! Je conseille vivement ce livre (même si beaucoup dans ma classe l'ont trouvé ennuyant..). En tout cas, il ne faut pas se fermer l'esprit et au contraire, essayer de découvrir le maximum de choses même si on a un avis négatif après ! :D Bonne lecture !
mercredi 16 janvier 2013 à 22h08
Loulama, c'est une bonne idée que de tenter une autre lecture plus tard. C'est souvent aussi une question de moment, de niveau d'attention. Et alors là, quand la magie opère... le plaisir est décuplé.
Léa, je ne peux qu'approuver : "il ne faut pas se fermer l'esprit et au contraire, essayer.."
Tout est dit.
Merci à vous deux.