Vautrin est un artiste et lorsqu'il aborde des sujets sensibles, c'est sans mièvrerie. Son regard est parfois acerbe et dérangeant, mais il est au service d'une vérité, la sienne, qui se doit d'endurer tous ses caprices. Ses livres ont tous cette petite musique brillante, vivante, enlevée, qui n'appartient à personne d'autre, où s'épanouissent les néologismes les plus inattendus.

Inattendu, voilà ce qui caractérise Jean Vautrin, grand écrivain de nouvelles et de romans, Goncourt dans chaque catégorie. De nombreuses autres récompenses, prix fictions, prix des deux magots, jalonnent ses productions. L'ouvrage que je vous présente a obtenu le grand prix du roman de la société des gens de lettres en 1987. La vie ripolin tranche sur le reste de son œuvre car si le style si particulier est bien présent, il se met au service d'une tentative autobiographique. L'auteur se met en scène au milieu de ses proches. Il appelle cela "s'effeuiller en prose".
Ce livre est tout sauf un témoignage scientifique. Les mots vibrent. Le devoir de réserve, la pudeur volent en éclat et seul l'humour fait rempart au désespoir. Les rêves, les fantasmes côtoient la réalité des cris, les rapports des spécialistes et les stratégies familiales visant à rétablir le bonheur.

Vautrin se divise et apparaît sous deux visages dans ce livre. Il est l'écrivain qui au début du roman décide de parler de Charlie Floche et des siens ; Il est aussi ce Charlie Floche, également romancier, qui se cabre quand l'écrivain va trop loin dans ses indiscrétions. C'est dans ce jeu de miroirs que l'auteur projette sa vie.

Charlie Floche, comme Vautrin, est écrivain après avoir été un temps cinéaste entre 1955 et 1970. Il fait notamment référence à "Adieu l'ami" film qu'il mit en scène et à quelques acteurs qu'il a dirigés : Alain Delon, Charles Bronson, Danielle Darrieux, Guy Bedos. Mais Charlie n'est pas fait pour la pellicule. Il la délaisse pour le monde de l'écriture avec ses affres de solitude et comme nous dit l' auteur  " ces jours fastes où le coin de la rue devient le bout de la planète. Où la ville entière passe par la fenêtre sur une simple phrase écrite à la va-vite. Où la vie ripolin, suite et pointillé de traces éblouissantes, transfigure par la grâce de son naturel lucide l'épaisseur d'une phrase alambiquée en un trait d'une vérité subaiguë."

La femme de Charlie, Victoire, (également appelée Samothrace car elle n'est pas manchote), est artiste et a joué le soulier de satin chez Jean-Louis Barrault. Elle est présentée comme le véritable ciment de la famille.

Charlie Floche a trois enfants. L'aîné, Antoine, n'est plus à la maison. Majeur, il a, au début du roman, une crête, queue de cheval, une copine au "darrière" envoûtant et aime bien se donner des airs d'homme. La dernière, marie-marie est une gamine futée en jeans et "qui jette un regard froid sur les événements de la vie ordinaire" Pour se décharger des tensions elle écrit à sa tante Zo. Elle dit que ça l'aide pour l'oxygène. Par ce biais épistolaire, Jean Vautrin se projette dans l'enfance, dans ses simplifications et ses raccourcis qui vont court-circuiter les tensions trop importantes du roman.

 Le troisième enfant, c'est Benjamin. "Benjamin est une boule-merde d'enfant fleur. Il a les dents écartées. Une vivacité de cerf-volant. Et pas de serrure apparente. Il ne parle pas. Au fond de ses yeux gris plutôt acier passent en reflet des énergies consternantes. Des lueurs de violence tempérées d'exercices de pitié. Il est dans sa chambre, suspendu à un fil. Il dévide. Il tisse. La solitude est son domaine. Il règne sur le blanc. Il se balance au rythme de son tam-tam intérieur."

La famille s'articule autour de Benjamin, de ses crises, de ses sourires.
Charlie ne se présente pas comme ce personnage courageux des reportages télévisés. Ce n'est pas un père-infirmier. Sa vie ne s'articule pas autour des mots courage, foi et abnégation. Et lorsque des nuits entières, Benjamin pousse "le cri de la mouette sauvage", "ses nerfs deviennent des hélices" Il lui prend des envies de cogner cet enfant. Alors il part en voiture, frise les 200 à l'heure sur l'autoroute et boit comme un trou "comme dix-huit, comme un parcours de golf." Lorsque pareille chose arrive, Charlie appelle cela "le chinook du désespoir" et lorsqu'il souffle, "il perd la boule; Son intelligence naturellement déliée, son abord attrayant se dessèchent sous la brûlure d'un chagrin que personne ne peut partager avec lui et ses lèvres s'affinent jusqu'à devenir un trait de plume." Dans ces moments-là, il lui arrive de détester la terre entière et lui par-dessus tout. Il ne nous épargne pas ses fuites, qu'elles prennent leur source dans l'alcool, dans ses rêves aventuriers ou dans un mélange des deux. Charlie a opté pour la révolte, la colère, la rébellion. Il lui arrive d'être injuste, de demander à sa femme de choisir entre Benjamin et lui, mais on sent que toutes ces monstruosités proviennent directement d'un amour des siens et d'un profond désarroi.

Les souvenirs de Charlie reviennent, la guerre d'Algérie et celui de son père qui n'aimait que lui. Charlie dit que le présent le rejette et que le passé lui fait peur. Il est pris en étau par le souvenir de son père à qui il n'a pas pu parler et par le silence de Benjamin qui ne peut pas lui parler.
Les crises de Benjamin n'en finissent pas. Il grandit, se métamorphose en toupie-rage, éclate sa poupée de chiffons contre les murs, rit, siffle, sniffe de l'Ajax vitres tandis que Charlie bataille pour ne pas sombrer.

Je parlais d'un jeu de miroirs au début de cet article...
Ceux-ci peuvent éblouir, déconcerter. Je pense que l'auteur s'en sert d'une autre manière. C'est pour lui l'occasion de se décrire sous plusieurs facettes. La multiplicité des regards satisfait un désir d'objectivité et le personnage prend du volume à être décrit ainsi.

Cet ouvrage, pseudo-dialogue de Floche avec l'écrivain parfois interrompu par les incartades épistolaires de Marie, la fille de Floche, n'est pas, bien qu'il lui soit dédié, un livre sur son fils autistique mais plutôt sur les abîmes dans lesquels peuvent plonger ceux qui entourent cet enfant...

L'auteur nous prévient au début du livre: ce qu'il cherche, c'est la vérité et la sienne, il ne la conçoit pas autrement que biscornue. Je le rejoins; les lignes droites, les sentiments manichéens restent du ressort du western ou de la tragédie grecque. La vie est différente et c'est un des mérites de ce livre que de mettre l'accent sur ce point. Je disais qu'inattendu pouvait résumer Jean Vautrin et la conception du roman ne saurait me contredire : Les fuites, les apparitions oniriques, les saillies de sa fille, côtoient sans séparation les souvenirs réels, les évocations de films réalisés, les clins d’œil à d'autres livres de l'auteur. On cherche à nous égarer comme Charlie l'a lui-même été. Et l'on comprend en revivant ce désarroi, que parfois des miroirs finissent par se briser.

Florent


Éditions Mazarine - 241 pages