Pour dessiner ce tableau, Mercedes Deambrosis procède donc à la façon des pointillistes et nous raconte le destin de plusieurs personnages : il y a cette les Meïer, une famille juive embarquée le sinistre 16 juillet 42 ; Rudolf Hess dans sa prison de Spandau en 1987 ; un dénommé Zach sur le front d'Aragon en 1938 ; Germaine et Désiré, un couple que la misère a rendu cruel et avide ; un homme qui rachète en 1987 l'appartement des Meïer ; un flic, Lambert, qui 40 ans après les évènements tentent de résoudre un triple assassinat etc... Les destins de chacun de ses protagonistes vont se croiser à un moment ou à un autre. Mercedes Deambrosis ne juge pas, ne se met pas dans la peau du donneur de leçon ; elle observe, raconte les faits telle une entomologiste. Oui, ses personnages sont irrémédiablement humains, c'est à dire plein de défauts et de faiblesses. Mais l'humain étant complexe, Mercedes Deambrosis ne sombre pas dans une vision manichéenne ; ainsi ils sont tour à tour lâches, cupides, violents, arrivistes... et aussi généreux, solidaires, attentifs... En dehors de Rudolf Hess - dont je reparlerai plus tard - aucun des protagonistes n'a existé et aucun ne joue dans le récit un rôle historique. Ce sont de pauvres hères, comme vous ou moi, que la tempête de l'Histoire a pris dans ses griffes. En fait, ils sont vous ou moi, ils nous renvoient à nos propres choix. Qu'aurions-nous fait à leur place ? Aurions nous été meilleurs ou pires ? Comment aurions-nous assumé nos choix quelques 50 ans après ?
Le seul personnage réel, comme je l'expliquais plus haut, est Rudolf Hess. Et là encore, Mercedes Deambrosis, en choisissant cet ex-compagnon de route d'Hitler, insiste sur les nuances de gris et la complexité de l'âme humaine, puisque le destin de cet homme reste très trouble et énigmatique.

Les séquences, très courtes au début du roman, vont peu à peu prendre de l'ampleur et permettre au lecteur de trouver ses repères. On comprend peu à peu les liens qui unissent chacun des êtres de ce récit - et il y en a beaucoup - on cherche les éléments manquants, on tente d'avoir une vision d'ensemble. Le fil rouge semble être ce triple assassinat et l'identité de cet étrange Zach qui parcourt l'Europe à la recherche de gorges fraîches ; un serial killer qui aurait profité des atrocités de la guerre pour pouvoir agir en toute tranquillité.

Si au départ, j'ai accepté sans réticence cette structure morcelée, c'est que j'attendais la vision d'ensemble, le tableau recomposé. Or Mercedes Deambrosis laisse sur le bas-côté certaines pistes, abandonne des personnages en route, ne répond pas aux questions qu'elle soulève. Si je peux comprendre sa volonté de n'être qu'observatrice et son refus de juger, il est néanmoins très frustrant de ne pouvoir regarder enfin le tableau dans son ensemble. Au bout de 460 pages de tours et détours, ne s'offre au lecteur qu'un croquis inachevé. Ce sentiment de frustration est dû à la construction même du récit. En effet, face à une narration linéaire, j'apprécie justement que l'auteur ne réponde pas à toutes mes interrogations, que je doive ensuite combler les blancs. Mais je pensais que cette distorsion du temps et de l'espace cachait une fresque qui prendrait tout son sens dans les dernières pages. Quelques 50 pages avant la fin, j'ai malheureusement compris qu'il n'en était rien, et que le récit s'achèverait comme il avait commencé.

Voir aussi les avis de Clarabel (qui a aimé) et d'Yv (encore plus mitigée que moi)

Laurence

Extrait :

Paris, rue Danrémont, rez-de-chaussé, 1942

- J'aime pas les blettes, tu ramènes toujours des blettes!
- Ta gueule !
- Faut croire que tu le fais exprès ! Des blettes, des blettes, des blettes, ça donne des coliques à la petite toute ses blettes !
- Ta gueule !
Il hurle et balance ses bottes en caoutchouc boueuses contre le mur de la cuisine.
Dans le couffin le bébé se met à brailler. Elle crie, elle aussi.
- Si c'est pas un monde tout de même ! Avec le mal que je me suis donné pour l'endormir, avec ses coliques, tu la réveilles ! T'es vraiment un con ! Un con à bouffer des blettes ! Tiens ! Un con à bouffer des blettes !
Elle rit, et rit, encore.
Son rire lui tape sur le système. Il avance vers elle, furieux comme un taureau, poing en avant. Elle le voit venir, se baisse pour l'éviter, perchée sur un haut tabouret.
Elle a gardé cette habitude d'avant leur rencontre : les haut tabourets, une cigarette au bout des lèvres. Belle connerie, tiens ! Belle conneries, mais on ne se refait pas !
Elle l'esquive et bascule. Un monde ce carrelage, dur, glacial, qui lui brise la hanche. Elle cesse de rire et hurle. De douleur, de rage. Une belle connerie, tiens ! Suivre ce con de bouffeur de blettes !

Espagne, front d'Aragon, 1938

Il préfère Zach à Zacharie.
Ici, il passe pour une Espagnol. Brun, carré, les joues recouvertes d'ombre. En traversant la frontière il a tout de suite été dans le bain, pas besoin de lui faire un dessin, ni un discours. Les discours il en a soupé, chez lui, à l'école, avec les commissaires politiques, avec les flics. Maintenant il sait les faire taire. Il a tout compris.
Il n'était pas manchot au couteau, il s'en est servi. Le commissaire politique a été le premier.
La mort on s'en fait une drôle d'idée. Pourtant rien à dire. Juste "avant" et "après".
C'est beau le sang, chaud, mousseux. Tout dépend de l'endroit où la lame s'enfonce. Dans le cou, les reins, le ventre, le cœur. Les possibilités sont infinies. Il ne peut pas toujours choisir, il n'a pas toujours le temps. Mais il préfère le cou, la petite mousse, la gargouillis gai comme le champagne.
C'est la première chose qu'il a faite, en traversant la frontière.
Quand les brigadistes sont partis, il n'a pas cherché à savoir pourquoi. Il a dormi un peu plus longtemps que d'habitude, certains ont dû le croire mort.


Éditions Buchet Chastel - 461 pages