Nicolino n'avait que 13 ans, quand un nouveau libraire vint s'installer dans sa commune. Dès les premiers jours, les habitants de Sélinonte virent d'un mauvais œil ce petit homme difforme et solitaire; des rumeurs commencèrent à circuler : qui est cet individu qui ne se mélange pas aux autres ? Et surtout, a-t-on déjà vu un libraire qui ne vendait pas de livres ? Oui, vous avez bien lu : pas de livres à acheter dans cette librairie, mais des histoires à écouter. Tous les soirs, à 21 heures, le libraire ouvre son magasin, attend sur le pas de la porte quelques minutes, puis s'installe dans la salle et commence ses lectures à voix haute, qu'il y ait ou non quelqu'un pour l'écouter. Et tous les soirs, la ville assiste à ce spectacle étrange d'un homme qui fait la lecture à une salle vide. Vide ? Pas tout à fait, puisque Nicolino fait le mur et se cache derrière les chaises pour recevoir les mots envoûtants des plus grands textes de la littérature. Mais dans les petites villes, la différence est rapidement condamnée; il suffira alors d'une disparition pour que le libraire devienne le coupable idéal et que les habitants commettent l'irréparable.

Ce conte, puisqu'il en adopte la forme et le fond, est une métaphore sur la puissance des mots et les conséquences désastreuses des non-dits. Toute la première partie, celle consacrée aux lectures nocturnes, est merveilleusement envoûtante. Avec un phrasé très simple, Robberto Vecchioni rend un très bel hommage à la poésie et à ces créateurs.
Si Nicolino se cache, on pressent que le libraire n'est pas dupe et que ses lectures ne sont destinées qu'à cet enfant qui a soif de littérature. La narration est entrecoupée d'extraits d'œuvres célèbres ; Nicolino fait ainsi la connaissance des plus grandes plumes de la littérature : Pessoa, Sophocle, Tolstoï, Dante, Shakespeare, Rimbaud, Borges, Dostoïevski etc. Tous renaissent à travers la voix mystérieuse du libraire. Ce ne sont pas des mots qui parviennent à Nicolino (et au lecteur), mais des sensations, une compréhension soudaine du monde et de tout ce qui l'entoure. Robberto Vechiono alterne ici les citations et la façon dont Nicolino se les approprie, et le lecteur (re)découvre tout un patrimoine littéraire. Cette partie du roman est absolument fascinante, et il y a une certaine jouissance à se glisser dans la peau de cet enfant qui "vole" ces instants de grâce.

Vient ensuite la vindicte des habitants de Sélinonte, et le terriblement châtiment : un autodafé, le joueur de flûte de Hamelin, une ville qui se réveille muette et l'espoir tenace dans le cœur de l'enfant qu'un jour, les mots reviennent hanter les rues. Malheureusement, cette seconde partie, qui aurait dû être la plus intense, qui est censée porter tout le message de l'auteur, est bien moins intéressante et aboutie. Tout va trop vite, on reste en surface, et les dernières pages s'engluent dans une espèce de guimauve superfétatoire. Malgré cette déception, je garderai un très bon souvenir de toute la première partie, et ne regrette donc nullement ma lecture.

Laurence

Extrait :

[...] C'est alors que je me rendis compte d'une autre chose peut-être plus extraordinaire encore. Ce prodige de la mémoire n'était rien par rapport à ce qui se produisait dans mon esprit et mon âme. Je comprenais parfaitement, très parfaitement, non seulement le sens de ce que disait le poète, dont je ne savais pas même le nom; non pas le sens, comment dire, définitif de ces mots ainsi alignés, et qui ne pouvaient être qu'ainsi, car, en n'en déplaçant qu'un, tout se serait évanoui. Je ne connaissais pas, et ne connais toujours pas, les mots pour l'expliquer, ce sens; je savais seulement que dans ces vers il y avait quelque chose qui se trouve dans chaque enfant et dans chaque homme, même chez ceux qui ne le savent pas et n'en on pas conscience.
La tête me tournait. Nous avions lu tant de choses à l'école et nous les expliquions pourtant fort bien, mais la douleur et la joie d'un poète n'étaient que de petites interférences dans nos journées; de rapides messages qui nous disaient : "Il y a aussi ceci dans la vie, il y a aussi la poésie."
Ce soir-là, non. Ce soir-là, je me trouvais devant quelque chose d'immensément plus haut et exaltant et terrifiant, c'est à dire : "C'est cela la vie".


Éditions Le livre de Poche -  125 pages