Max et Martin, deux quadragénaires sont amis et tiennent ensemble une galerie d'art à San Francisco. L'un est juif, l'autre Allemand. En 1932, Martin décide de rejoindre sa patrie et s'installe à Munich. Inconnu à cette adresse réunit la correspondance de ces deux amis, entre le 12 novembre 1932 et le 03 mars 1934. Au cours de ces quelques mois, les liens d'amitié qui unissaient ces deux êtres vont s'étioler et laisser place à une haine féroce, haine dont va naître une machination implacable.
Si dans les premières lettres, Martin affirme son adhésion au libéralisme, dès le 25 mars 1993, il reconnaît à Hitler un fort charisme et espère que cet homme, ce guide, saura sortir l'Allemagne du marasme financier dans lequel elle est empêtrée depuis la fin de la première guerre mondiale. Et si les violences envers les juifs commencent à poindre, il tente de trouver des explications et des excuses à ces "débordements". Mais quelques semaines plus tard, la tonalité des lettres est tout autre : Martin ne veut plus à faire avec les juifs qu'il considère comme une plaie ouverte pour toute nation qui lui a donné refuge et il supplie son ancien ami de ne plus lui écrire. De l'autre côté de l'océan, Max est surtout inquiet pour sa jeune sœur dont il n'a plus de nouvelles depuis sa tournée en Allemagne.
Pour bien comprendre pourquoi cette nouvelle est si déterminante dans la dénonciation du régime nazi, il faut se rappeler que Kathrine Kressmann Taylor l'a publiée en octobre 1938, soit un mois avant la Nuit de Cristal et près d'un an avant la déclaration de la Seconde Guerre mondiale. Dès 1938 donc, beaucoup d'Américains et d'Européens étaient donc au courant des exactions qui avaient lieu en Allemagne. Kathrine Kressmann Taylor s'est attachée ici à montrer comment un homme a priori sain d'esprit, cultivé et proche du libéralisme pouvait adhérer corps et âme à une idéologie totalitaire. L'évolution psychologique de ce personnage est rendue de manière très adroite, en évitant un côté didactique trop appuyé ; on comprend au fur et à mesure, au détour de quelques phrases, comment n'importe quel humain peut tomber dans l'horreur et la haine de l'autre. Inconnu à cette adresse est donc, à ce titre, un roman universel, et la réflexion nous porte bien au-delà du contexte historique dans lequel il s'inscrit.
Un autre point très intéressant est la place centrale de l'art dans ces régimes totalitaires. L'expression artistique est souvent la première "victime" des dictatures. Soupçonnées de véhiculer des idées subversives et révolutionnaires, la peinture, la littérature, la sculpture sont immédiatement mises sous contrôle et seules les œuvres "habilitées" ont droit de cité. Kathrine Kressmann Taylor, en choisissant pour protagonistes deux galeristes, démontre que l'art est une arme, un fabuleux outil de dénonciation (mais je vous laisse découvrir comment).
Certes, une lecture un peu trop rapide laisserait penser qu'il ne s'agit là que du destin tragique de deux amis que les événements historiques vont séparer, mais Kathrine Kressmann Taylor a réussi à faire de ce roman épistolaire un texte universel et riche en enseignements. Et pourtant, une fois encore, ce roman a été publié en 1938, bien avant que le monde ne découvre l'horreur des camps d'extermination.
Du même auteur : Ainsi rêvent les femmes, Ainsi mentent les hommes
Voir aussi les avis de Malice, Lilly et Pitou
Laurence
Extrait :
Cher vieux Max,
Tu as certainement entendu parler de ce qui se passe ici, et je suppose que cela t'intéresse de savoir comment nous vivons les événements de l'intérieur. Franchement, Max, je crois qu'à bon nombre d'égards Hitler est bon pour l'Allemagne, mais je n'en suis pas sûr. Maintenant, c'est lui qui, de fait, est le chef du gouvernement. Je doute que Hindenburg lui-même puisse le déloger du fait qu'on l'a obligé à le placer au pouvoir. L'homme électrise littéralement les foules ; il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d'un fanatique. Mais je m'interroge : est-il complètement sain d'esprit ? Ses escouades en chemises brunes sont issues de la populace. Elle pillent, et elles ont commencé à persécuter les juifs. Mais il ne s'agit peut-être là que d'incidents mineurs : la petite écume trouble qui se forme en surface quand bout le chaudron d'un grand mouvement. Car je te le dis, mon ami, c'est à l'émergence d'une force vive que nous assistons dans ce pays. Une force vive. Les gens se sentent stimulés, on s'en rend compte en marchant dans les rues, en entrant dans les magasins. Il se sont débarrassés de leur désespoir comme on enlève un vieux manteau. Ils n'ont plus honte, ils croient de nouveau à l'avenir.[...]
Éditions Le Livre de Poche - 90 pages
Commentaires
mardi 19 mai 2009 à 11h08
Comme d'hab
un billet brillant et très pertinent. Tu évoque très bien ce que je voulais dire concernant : "L'expression artistique" qui a une place importante à cette époque. Tu l'évoque habillement alors que moi j'ai ma trop su comment le dire !
Merci (je mets ton billet en lien)
mardi 19 mai 2009 à 12h50
Merci Alice pour ces compliments
mardi 19 mai 2009 à 13h22
Oui, un texte majeur, fort et bouleversant et dont je me souviens avoir vu il y a déjà quelques années une adaptation théâtrale magistrale à Orléans avec deux acteurs magnifiques de sobriété et de gravité et une danseuse de tango muette, absolument fabuleuse... Si vous avez l'occasion de découvrir cette mise en scène, il ne faut surtout pas la rater !
mardi 19 mai 2009 à 17h53
Je me souviens de cette lecture qui m'a marquée et ton billet me le rappelle par la justesse du ton, Laurence. C'est un très court roman épistolaire qui montre comment des personnes cultivées, intelligentes et socialement intégrées se sont laissées volontairement endoctrinées par le fanatisme nazi ! Surtout, c'est la conclusion machiavélique qui est surprenante dans ce classique !
mardi 19 mai 2009 à 20h02
Merci pour l'information Franck, je guetterai si ce spectacle est joué dans ma ville.
Nanne : oui, je crois que c'est ce qui est le plus frappant : comment un être peut tout à coup adhérer à un régime totalitaire alors que rien ne l'y destinait. Quant à la fin... je n'en dirai rien pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture à ce qui ne connaisse pas encore ce texte, mais je partage ton point de vue.
samedi 30 mai 2009 à 20h41
J'aime beaucoup ton billet... c'est un livre que je souhaite lire depuis un bon moment!
dimanche 31 mai 2009 à 09h07
Merci Karine
lundi 22 juin 2009 à 13h27
Très très bon roman. Bien écrit, très réaliste, pertinent... du grand art, tout simplement.
mercredi 24 février 2010 à 18h27
Une nouvelle magnifique, extraordinaire et émouvante. J'ai savouré l'ingéniosité de Max et le talent de l'auteur. Un livre à mettre entre toutes les mains. Il faut le faire connaître absolument, en devenir le "passeur".
jeudi 25 février 2010 à 18h39
Christie: as-tu lu de la même romancière "Ainsi rêvent les femmes"?
jeudi 4 mars 2010 à 21h59
un récit magnifique
jeudi 4 mars 2010 à 22h25
Je viens de le re-relire. Et j'ai la conviction de ne pas avoir épuisé la matière contenue dans si peu de pages. Il y a plusieurs angles d'approche. Et quelle élégance!
dimanche 7 mars 2010 à 10h18
Suusuuuu : merci de ton commentaire. Est-ce ton professeur qui te l'a donné à lire?
Gatsby : oui, c'est un récit très dense. As-tu lu les recueils de nouvelles de Kathrine Kressmann Taylor ?
dimanche 7 mars 2010 à 17h11
Laurence : pas encore. Je viens de commander "Ainsi mentent les hommes" et "Ainsi rêvent les femmes". Ça confine à la boulimie, ce qui rejoint ma conversation avec Dédale.
lundi 27 septembre 2010 à 13h07
Très belle histoire , je l'étudis cette année au CFA!
mardi 19 février 2013 à 17h08
Serait-il possible que vous mettiez la lettre qui suit celle ci dans le livre, la réponse de cette lettre, j'en ai besoin pour mon travail de francais. J'espère vraiment que vous pourrez, et ce soir si possible..
merci