Flore Duseuil est la première surprise de ce qui lui arrive : ce 8 septembre, à trois heures et quart, elle vient de mourir suite à une rupture d'anévrisme. Mais ce qui l'étonne bien plus que sa mort, c'est qu'elle continue de penser et peut observer tout à loisir ses concitoyens. Alors, Flore nous guide dans les jardins et les ruelles ombragées de son village natal pour aller à la rencontre des habitants de Sénomagus. Chacun prendra la parole tour à tour pour raconter sa propre histoire, et la mort ne sera jamais bien loin. Les fantômes de Sénomagus sont donc composés de 8 récits entre-coupés par les pensées de Flore qui remonte le cours de son existence et se demande où va l'emmener cet étrange voyage.

Au départ donc, il y a ce village, Sénomagus. Un village que l'on ne quitte pas, où l'on reste pieds et poings liés, où les secrets s'accumulent depuis des générations. Flore en sait quelque chose puisqu'elle a été élevée par sa grand-mère et s'est montrée incapable de vivre ailleurs. Il y a aussi Madeleine Angelin, l'institutrice à la retraite qui a une façon toute particulière d'entretenir son jardin ; Else Carbonnel qui aime autant sa meilleure amie que le mari de celle-ci ; Cécile Auzias, une cuisinière dangereusement délicieuse (ou l'inverse) ; Lucie Muret, tendrement amoureuse de son mari ; Noémie Carbonel qui ne supporte pas son petit frère ; Jaumette Authier poursuivie par ses démons ; Anthème, le chien, qui a compris bien avant les autres qui était l'étranger ; et Constance, la mère de Flore, revenue malgré elle dans ce lieu qu'elle fuyait. Vous l'aurez compris, les rues apparemment si calmes et sereines de Sénomagus renferment bien des mystères...

Chacune des huit histoires, qui composent ce roman choral, est un petit bijou. Doucement, le tableau d'ensemble se dessine sous nos yeux, par petites touches, comme un tableau impressionniste. On s'introduit dans l'intimité de ces êtres pour découvrir les tréfonds de leur âme, et l'on comprend que l'on finit par regarder dans un miroir. Car au-delà des anecdotes, l'auteure nous parle de notre rapport à la vie, à la mort et aux autres. L'écriture de Brigitte Allègre est aérienne, légère, comme la caresse du vent, et pourtant, ses histoires ne manquent ni de mordant ni d'humour. Je suis ressortie étrangement sereine de ce voyage dans les jardins de Sénomagus, encore emplie de la poésie des images et des histoires.

Laurence

Extrait :

Une troisième voie cette rivière. L'hiver elle roule vers le fleuve qui l'attend et, plus loin, la mer. L'été, elle se condense en nuage et flotte sans but dans le ciel, ne laissant qu'un filet d'eau dans son lit ; elle ne le quitte pas tout à fait, je n'ai jamais vu la Renarde à sec. Je me suis demandé si les peupliers qui la bordent en sont la cause. Ils parlent presque le même langage que l'eau; vous les avez sans doute entendus, si comme moi vous aimez vous allonger sur la berge et fermer les yeux pour les écouter. Un souffle de vent, et les feuille mêlent leur babil au bruit menu de l'eau sur les galets, on ne peut distinguer les voix de l'un et de l'autre, d'ailleurs, on ne comprend pas de quoi il est question. Babil et Babel, c'est si proche. Ils parlent des mêmes choses sans doute mais les nomment différemment. S'ils ne se comprennent pas, leurs mots les lient tout de même, une conversation secrète à laquelle ils se livrent jour après jour et dont ils ne peuvent se passer, si indispensable ce lien leur est devenu, une connivence, et moi j'écoute. J'écoute.


Éditions Actes Sud -  157 pages