Tout d'abord, il faut savoir que malacarne est un terme de Palerme utilisé pour désigner un petit truand de la mafia, un de ces personnages recrutés pour effectuer les basses-œuvres. Le narrateur s'adresse à un juge - présent ou imaginaire. Il lui raconte comment il a monté peu à peu les marches de l'organisation la plus ancienne du milieu du crime, la Mafia, celle de Sicile.
Quand on débute la lecture de ce Malacarne, la première chose qui marque c'est le style choisi par l'auteur. Il s'agit d'une narration qui coule en un flot sans fin. C'est un style ampoulé voire même baroque comme disent certains tant les phrases sont un mélange étonnant - perturbant au premier abord puis fascinant quand on en a pris la mesure et le rythme – de mots simples et de formules empruntées aux textes administratifs, religieux. Une concrétion de toutes les belles phrases, formules que le narrateur n'ayant jamais été à l'école ou si peu, a dû entendre et garder pour lui. Tout l'insolite de ce parlé à la limite du pompeux semble éroder toute l'horreur de ce que ce Malacarne nous raconte. Semble seulement.
A travers ce mafieux, l'auteur en profite pour dresser un portrait peu florissant de la Sicile et de l'Italie au gouvernement d'une incurie notoire, rongé par la corruption, les désordres au plus haut degré. Un gouvernement, des services publics inexistants qui ne gèrent plus rien, ni l'eau, ni les transports...etc. C'est donc laisser la place à la débrouille et à tous les trafics pour survivre. puis l'installation de familles, d'une organisation criminelle tentaculaire aux règles très précises.
À écouter ce truand, ce statut semble être un métier comme un autre. On tue sur commande parce que l'on ne sait rien faire d'autres. Puis en montant en grade, avec le respect grandissant des autres truands, on se lance dans les gros trafics, ceux qui rapportent plus. Le lecteur se s'étonne donc pas quand le narrateur lui apprend qu'il a appris la chimie de la drogue - "l'or en poudre blanche des oublis chimiques" (comprendre l'héroïne pure) - dans un laboratoire installé dans "sa résidence pénitentiaire", financé par les deniers publics sous couvert d'un plan de réinsertion sociale. On va en prison comme on va en repos, en villégiature. Histoire de se faire un temps oublié ou de se refaire une santé.
Puis ce sont les loteries de marchés, tirage de lotos clandestins, traite des blanches, viols, vols....etc. La routine en somme avec les sens toujours en alerte sur les actes des autres familles, le cerveau à ébullition pour déceler les réelles intentions d'une "commande de Mattanza terrestre" de la CIA, les évolutions des trafics, la montée en puissance des organisations étrangères de l'Est.
Et cette litanie qui ponctue le récit du malacarne : Nous n'étions plus rien, Monsieur le juge
, [... ] surtout depuis le moment où nous réalisâmes combien était réelle cette douleur de déshérités qui tuait de honte nos pères.
Égratignant notre âme chaque jour aux aspérités de la survie.
Car il faut bien vivre, Monsieur le juge. Et tout est bon pour y parvenir. Sauf qu'à trop parler, à tout conter, le malacarne rompt la règle sacrée de l'Omerta. Il signe son arrêt de mort et il le sait.
C'est à une danse macabre à laquelle Giosiè Calaciura nous convie avec ce récit étonnant qui donne bien des frissons dans le dos tant on pressent que cette fiction n'est pas si éloignée de la réalité.
Dédale
Extrait :
Nous n'étions plus rien, monsieur le juge, depuis le moment où nous réalisâmes combien était réelle cette douleur de déshérités qui tuait de honte nos pères, si semblables à nous par leurs joues creusées à force de jeûnes répétés le midi comme le soir, si semblables mais aussi si différents parce que dans le passage d'une génération à l'autre nous avions perdu jusqu'au sentiment de honte en trimant avec des magies de prestidigitateurs à la reconstruction consécutive au conflit mondial tandis que nos mères prenaient l'autobus tous les matins à l'aube et traversaient le miroir magnifique de l'autre ville, celle de la richesse et de la facilité de vivre, monsieur le juge, avec les rues asphaltées et même, sur les rebords des balcons, les fleurs des gueuletons parfumés de nos rêves, pour charmer le regard étranger des passants, des trucs pour yeux de riches, c'est ce que nous racontaient nos mères domestiques, des yeux qui n'avaient jamais vu l'horreur de l'agneau égorgé et éventré, pendu au crochet dans un bêlement implorant l'impossible pitié. Par-delà le miroir des merveilles nous arrivaient seulement de fines tranches dégraissées, parfumées de langueur de viande sanctifiée, saignée, désossée, rangée et disposée sur des feuilles de papier sulfurisé. C'était la ville que nous visitions au cours d'excursions de viol, quand nous brisions en éclats les lunettes arrière de leurs voitures avec leurs mini-radios pour la musique, leurs sièges parfumés au musc de montagne, leurs parapluies oubliés sur les sièges arrières imprimés d'oiseaux de paradis, monsieur le juge. C'était la ville de l'opulence provocante qui se payait le luxe des poissons rouges dans les bassins des loges de concierges et nous, par faim, dans nos embuscades nocturnes de pêche miraculeuse nous nous rassasiions de gueuletons d'aquarium avec des rots inoubliables et nous crevions de rire en nous regardant riches à travers nos semblables adolescents qui avaient le temps ensommeillé d'aller à l'école, nous les montrant du doigt dans leurs pantalons décontractés, dans leurs polos déformés par la hâte, dans leurs sacs à dos à suer sur les livres.
Éditions Les Allusifs - 173 pages
Traduction de l'italien par Lise Chapuis
Commentaires
samedi 6 juin 2009 à 17h40
C'est un récit qui doit soulever beaucoup de questions de la part du lecteur. La Mafia est une telle organisation avec ses codes, ses lois, sa hiérarchie et, surtout, sa violence qu'elle fascine un peu tout un chacun par son mystère ! Dans tous les cas, c'est un titre que je retiens, car le sujet m'intéresse et - en plus - dans une édition que j'apprécie particulièrement.
lundi 8 juin 2009 à 08h06
Le style utilisé par l'auteur est également fascinant et rend le récit encore plus étonnant, effrayant.
Nanne, il ne faut surtout pas hésiter à revenir nous dire ton ressenti après cette lecture.