À la lecture des premières pages de la première nouvelle L'Éléphant et la Maruti, on peut imaginer à tort, comme je le fis, qu'on n'aura à lire qu'une histoire distrayante, pittoresque, mettant aux prises les habitants de Delhi avec leurs petits soucis, quoique racontée par quelqu'un qui connaît manifestement très bien Delhi. La nouvelle diverge de cette ambiance à mesure que l'on s'intéresse davantage à Kishore, gardien de parking. L'incivilité d'une de ses clientes, une memsahib, qui refuse de payer cinq roupies pour sa Maruti va lui faire escalader une montagne de problèmes. Va-t-il pouvoir ramener sa première paye jusqu'au taudis où il vit avec son épouse, la rêveuse Sushila, tourmentée par sa belle-mère ?

Dans la deuxième nouvelle, L'Espoir, on part à la rencontre d'autres hommes, ayant eu des fortunes diverses. Le narrateur, journaliste, fait venir chez lui un électricien pour réparer sa climatisation. Kishan Singh vient du Bihar comme lui. D'abord réticent à parler, il finit par se laisser amadouer et raconte son histoire : parti de son village, avec cent cinquante roupies données par son père, il arriva à Delhi pour chercher du travail. Est-il si pauvre que ses vêtements le laissent penser ? Au cours de ses trajets quasi-quotidiens avec sa collègue Sheila, le narrateur s'habitue à voir à un carrefour Shibu Mondal, un mendiant lépreux et amputé d'une jambe. Un jour, Shibu n'est plus à son poste et il s'inquiète pour lui. Quand il sera retrouvé, le mendiant fera le récit picaresque de sa vie.

La troisième nouvelle Le Mariage, est une petite sucrerie pour finir le livre. Elle met en scène un mariage où la mariée est une reine de la nuit qui n'a pas l'air de vouloir rentrer dans le rang.

Ce recueil m'a plu d'abord parce que la première nouvelle m'a vraiment surpris. Ensuite, parce qu'elle donne à lire des portraits de personnages, notamment dans la deuxième, dont les cahots des parcours sont assez différents de ceux que l'on trouve habituellement dans la littérature indienne. Enfin, parce que le contexte commun de ces récits est la ville de Delhi, que je connais pour le moment trop mal.

Joël

Extrait :

— Qu'est-ce qui te tourmente aujourd'hui, Sheila ? Quelque chose ne va pas ?

Elle détourne le regard, sans un mot. Elle finit par dire :

— Il se peut que tu aies l'habitude des mendiants, d'où tu viens, mais pas moi. Il n'y en avait presque pas à Delhi quand j'étais petite. Maintenant, regarde ça ! Je ne peux plus le supporter, cette manière qu'ils ont de fixer leurs yeux sur toi, de réclamer plus, quoi que tu leur donnes. Et quand tu donnes à un, il y en a dix autres qui arrivent.

Je me détourne, à court d'arguments. Appeler parasite un être humain, pour moi, c'est comme un blasphème, un défi aux dieux. Mon regard tombe sur un homme qui attend sur le trottoir, de mon côté. Il est confortablement juché sur ses béquilles. Ses vêtements sont propres. Seules la jambe vide de son pantalon, proprement épinglée en arrière, et la manière dont ses yeux experts examinent les voitures trahissent sa profession. Nos yeux se croisent et, au lieu de tordre son visage en une grimace de désespoir, il sourit. Je le dévisage, surpris. Les mendiants ne sont pas censés sourire.


Éditions Picquier poche - 191 pages.
Traduit de l'anglais par Simone Manceau