Au milieu de l'hiver, la ville est vide. A la pension où elle loge, elle rencontre Luigi le propriétaire aux dix-huit chats, un prince russe dans son fauteuil roulant et des danseurs amoureux en tournée dans la ville.
Au fil de ses errances, puis promenades dans les ruelles de cette ville magique sur les indications de Luigi et du prince, elle trouve une librairie. Dino, le libraire au chat lui fait découvrir les trésors de ses rayons, les palais, les petites places cachées entre une ruelle et une île mais aussi la peinture du camp de Dachau de Zoran Music.
Comme pour l'héroïne de Les déferlantes, c'est la blessure d'un amour qu'il faut guérir. Ce genre de chose rend taciturne, la douleur toujours au bord des lèvres incite peu à parler.
Personne n'a étudié la douleur des humains quand ils sont ferrés du ventre. Cette impression de brûler, de se vider tout en restant vivant
Une douleur intérieure qui ne s'exprime pas en longueur mais dans une narration au présent, au rythme court, en phrases hachées comme des cris et des silences beaucoup plus éloquents.
Mais peu à peu, celle qui n'était attachée à plus rien rentre pile à l'heure – il faut être à l'heure pour dîner avec le prince – et elle lui raconte Venise, tout ce qu'elle voit. Il lui fait connaître les vins, lui apprend à les goûter comme il se doit, les parties d'échec, les chocolats dans les salons du Florian sur les traces de Barrès, Proust, mais surtout sous le Chinois. Lui et son amour d'enfance impossible – un prince de sang n'épouse pas la fille d'une domestique. Lui en exil à Venise de sa famille, de la vie. Lui et la sagesse de l'âge.
Avec Luigi au grand coeur, ce sont de petits échanges sur tout sur rien. Il a aussi une peine au fond du cœur. Sa fille doit venir pour Noël avec son fils. Dans cette attente incertaine, il confectionne des maquettes en allumettes.
La verrière donne sur le jardin. Luigi dit que l'été, il remplit le bassin de poissons. Il fait ça pour ses chats. Ses chats n'attrapent jamais las poissons mais ils les regardent.
Dans cette Venise hivernale, vide de ses touristes, froide, glaciale où l'eau sourd de toute part, elle retrouve le goût du contact. C'est à nouveau ce picotement du désir, le retour du sentiment amoureux depuis sa rencontre avec Dino. Ils se disent peu de choses, tout est dans leurs silences, dans les regards.
Pour elle, c'est un voyage intérieur qu'il fallait faire et comme le dit le Prince : Parce que seule venise me console de ce que je suis vraiment.
J'ai aimé cette Venise grise, cachée sous la brume, glaciale, vide, mystérieuse mais si chaleureuse des rencontres avec Luigi, le prince, les conversations de filles avec Carla la danseuse, Dino mais aussi ces vénitiens au détour d'une déambulation. La chaleur de ces petits moments de beauté et de bonheur qu'il faut savoir prendre, qui vous aident à guérir de vos maux.
Encore une belle lecture, un beau voyage en compagnie de Claudie Gallay.
Du même auteur : Les déferlantes, Dans l'or du temps, Une part de ciel
Dédale
Extrait :
Le matin, je marche. Je me perds. À midi, je rejoins les quais. Je déjeune dans une trattoria avec vue sur la lagune, l'île du Lido au loin et sur la droite, le palais des Doges. Il n'y a personne. Pas de touristes. C'est l'hiver.
Luigi m'a dit profitez-en, quand la bora va se mettre à souffler vous ne pourrez plus aller là-bas.
La bora, le vent des fous.
Un vent d'est qui descend des plateaux et vient se finir là, sur les bords de l'Adriatique.
Un vent voyageur.
La bora.
Début d'après-midi. Une brume légère tombe sur la ville, la lumière devient blanche, elle recouvre tout, elle trahit les formes, les ombres. Elle trompe les distances.
Un homme qui promène son chien m'explique qu'en face, sur l'île de la Cuidecca, il y a une prison pour femmes. Il dit que l'été, quand il fait très chaud, il les entend crier. Il dit aussi que les marins s'approchent pour entendre ces cris-là. Que certains en deviennent fous. Qu'ils ne veulent plus quitter Venise à cause de ces cris.
- Au printemps dernier, le Belem a accosté ici, Riva Degli Schiavoni.
- Le Belem ?
- Un voilier magnifique. Il fait le tour du monde.
Il me montre l'endroit. Il dit que c'est quelque chose de merveilleux la vue de ce trois-mâts à Venise. Dans cette lumière, avec toutes les hommes en salut sur le pont.
Éditions Actes Sud - Babel - 302 pages
Commentaires
dimanche 12 juillet 2009 à 08h58
J'ai un livre d'elle dans ma PAL ("L'office des vivants"). C'est un auteur que j'ai envie de découvrir depuis plusieurs mois déjà. Ce billet ne fait que renforcer mon envie.
dimanche 12 juillet 2009 à 10h06
Ce fut mon premier Gallay, et surtout le début d'une rencontre inoubliable. Un de mes auteurs préférés.
lundi 13 juillet 2009 à 10h49
Je ne connais pas du tout l'auteur. Du coup, je note.
lundi 13 juillet 2009 à 11h12
Stephie : Il me reste encore à découvrir "L'office des vivants" justement

Leiloona : Une belle découverte pour moi également
Belledenuit : notez, notez et surtout revenez nous dire ce que vous en avez pensé. A bien vite.
lundi 20 juillet 2009 à 11h25
J' ai tout simplement adoré , un superbe voyage dans la Venise Hivernale , et un coeur en hivernage .... un régal de lecture
lundi 20 juillet 2009 à 21h58
J'aime beaucoup cette expression : un coeur en hivernage. C'est exactement cela dans cette histoire. Bien dit, Sophie.
dimanche 2 août 2009 à 18h25
Je viens de finir le livre il y a quelques minutes. Certains passages m'ont émue jusqu'aux larmes. Une grande auteur à grande découvrir!
jeudi 19 août 2010 à 00h54
En tout cas c'est Venise comme je l'ai ressentie le peu que je l'aie vue, intemporelle, figée mouvante et où tout y est possible en fait, et pourtant je l'ai vue sous son beau jour en plein soleil et sans aqua alta.
un des passages qui m'a le plus marqué:
"- Il est bizarre en ce moment, vous ne trouvez pas?
- On est tous bizarres, c'est Venise qui fait ça"
C'est un des pasages qui a le plus raisonné chez moi. C'est comme ça que j'ai ressenti Venise en l'espace de secondes vraiment, avec toute son histoire qui te saute à la figure sans y être préparé, avec cette façon d'être intemporelle éternelle et si fragile pourtant, agonisante oui et si vivante.
Il y a un autre passage dans ce livre, sur le temps. Le temps et Venise, je ne retrouve pas ce passage pour le moment mais il reflète Venise où le temps n'existe pas. Je l'ai ressenti comme une gifle ce sentiment là-bas et cela n'avait rien à voir avec les brumes l'aqua alta ou la neige que je n'ai pas vus là bas quand j'y étais.
J'ai lu des critiques négatives sur ce livre comme quoi Venise était montrée comme sordide et déprimante. Je n'ai rien ressenti de tel en lisant le livre.
En fait les dernière phrases du livre résument Venise pour moi, telle que je l'aie ressentie et c'est la ville qui m'a la plus touchée, et quand je dis touchée....
"..Je ne suis pas triste
C'est autre chose, un sentiment difus qui me remplit. Comme si toute une part de moi s'était reconnue en vous.
Toute une part de moi.
C'est cela.
Cela seulement
Je monte dans le bateau et je regarde la ville s'éloigner"
vous dans le texte se résume à Venise pour moi. Ce n'est pas l'amant ni l'amour potentiel, il ne peut jamais devenir "tu" parce qu'il est Venise,
parce qu'il est la force intemporelle et incroyablement réelle de cette ville intemporelle, d'une vie plus forte que l'aqua alta et qui crie sa vie tout en agonisant.
Ville construite sur les flots par les humains et parlant aux humains. Elle n'est pas triste cette ville, elle est poignante de vie.
Elle est aussi l'amant idéal dans ses brumes ses mystères et sa ténacité.
J'ai aimé ce livre parce qu'il m'a parlé directement comme Venise l'avait fait avant le roman.
dimanche 14 avril 2013 à 22h16
Je ferme le livre, je suis triste de l'avoir lu si vite, et si heureuse d'être remplie de cette lecture !mERCI Mme Gallay !"Il faut apprendre à se pardonner, alors seulement on peut vivre mieux"