J'arrête ici la plaisanterie consistant à imiter la forme des stances du premier roman de Vikram Seth. Cette œuvre, qui fit suite au récit de son voyage en Chine, fut écrite en vers. Enthousiasmé par la traduction anglaise du chef-d'œuvre de Pouchkine par Johnson, il choisit d'utiliser les sonnets pouchkiniens qui avaient fait leur apparition en langue russe dans Eugène Onéguine et que Johnson avait conservé dans sa traduction anglaise : trois quatrains constitués respectivement de rimes croisées, plates et embrassées, suivies de deux vers qui résument souvent en épigramme le thème du sonnet. Les rimes féminines alternent avec les rimes masculines, mais les unes se distinguent des autres autrement qu'en poésie française : les rimes féminines portent sur deux syllabes ou plus et c'est en général l'avant-dernière qui est accentuée. Du point de vue de la forme, on peut également remarquer que le tétramètre est un mètre moins rigide que l'octosyllabe : il est tout à fait permis d'intercaler une syllabe supplémentaire sans nuire à la prosodie.

L'histoire est située au début des années 1980, à San Francisco. Les personnages principaux ont entre vingt-cinq et trente ans. Janet Hayakawa, une sculptrice qui peine à se faire un nom, envoie à un journal une annonce de rencontres pour John, son ami et ancien amant. Il rencontrera ainsi Liz Dorati, une juriste. Après des débuts heureux, leur relation va se compliquer, notamment après que John aura retrouvé son ancien camarade Phil. Nous sommes en pleine Guerre froide. John travaille dans les missiles ; au contraire, Phil est en faveur de la paix et il organise une manifestation contre la bombe. Liz s'intéresse à cette cause et la défend devant les tribunaux.

Ce roman a été traduit très récemment en français par Claro (Grasset & Fasquelle). J'ai cependant choisi de le lire en anglais. En effet, cette édition était dans ma bibliothèque depuis longtemps déjà et j'avais envie de lire la poésie de Vikram Seth telle qu'elle est. L'expérience fut longue et difficile. En général, j'essayais de lire la strophe en entier pour en entendre peut-être pas le sens, mais le rythme et les jeux de sonorités. Parfois le sens des mots incompris s'éclairait de lui-même à la fin, mais souvent, j'ai eu besoin du dictionnaire pour aller plus loin. Mon Paperback Oxford English Dictionary n'a pas toujours été suffisant : Vikram Seth n'hésite pas à utiliser des mots rares, particuliers à la langue américaine voire à la Californie (notamment pour les noms d'arbres et d'oiseaux).

Au début de ma lecture, c'est avant tout pour son côté esthétique que j'ai apprécié ce roman. Les personnages ne sont décrits en première approche que par un ou deux sonnets. Le lecteur reste longtemps assez libre de les imaginer à sa façon. Progressivement, les personnages se précisent et on peut commencer à s'attacher à eux. À la fin d'une lecture rendue longue (un mois et demi) par le rythme de lecture (une quinzaine de sonnets par jour), j'ai eu l'impression de quitter de vieilles connaissances.

Certains thèmes du roman (paru en 1986) comme celui de la Guerre froide peuvent donner à penser que The Golden Gate est le roman d'un passé révolu. Pourtant, sa lecture permet de constater avec effroi que la nov'langue militaire avait déjà intégré la notion de frappe chirurgicale, une invention que j'imaginais plus récente. L'homosexualité masculine est un thème important de ce roman (on le retrouve aussi, moins développé, dans les romans ultérieurs de Vikram Seth). Il apparaît avec le personnage d'Ed, le frère de Liz, ressemblant au portrait de Felix Paravicino réalisé par El Greco. Ce personnage est torturé par l'interdit religieux qui marque ses pulsions du sceau du péché. Cette contradiction est tournée en dérision par son partenaire Phil, dont les pensées se dirigent souvent vers l'épouse qui l'a quitté et le fils Paul qui est à sa charge.

De même qu'avec les autres œuvres de cet auteur, je suis enthousiasmé par la faculté de Vikram Seth de raconter aussi bien la Chine, l'Inde, la musique ou, comme c'est le cas ici, la Californie des années 1980. Entre autres choses, ils nous décrit les environs du Golden Gate, les lieux culturels, les cafés-restaurants de San Francisco ou encore la culture de la vigne, chère au père de Liz.

Comme dans Eugène Onéguine, le poète s'adresse parfois directement au lecteur et commente l'action. Toutefois, ses incursions sont plus rares et moins développées que celles de Pouchkine auquel Vikram Seth rend hommage au début de la cinquième partie (le roman en compte treize), louant tout particulièrement la traduction anglaise d'Eugène Onéguine par Charles Johnson. Une autre incarnation du poète se cache dans le personnage secondaire de Kim Tarvesh (anagramme), étudiant en thèse d'économie comme l'était alors l'auteur.

L'humour et la fantaisie du poète trouvent cependant le moyen de s'exprimer de diverses autres manières. Des sujets anodins deviennent l'objet de comparaisons éloquentes. Ainsi, le chat de Liz s'appelle Charlemagne et il est comparé à des chats célèbres, celui du poème irlandais du VIIIe Pangur Bán, Selima pour lequel Thomas Gray écrivit une ode, Fritz (personnage de BD) et d'autres. Ce chat règne en tyran sur la vie amoureuse de sa maîtresse : qu'un amant lui déplaise, gare à lui. Ed héberge un iguane domestique, appelé Schwarz, dont le caractère non-aligné (au sens où par exemple l'Égypte était un pays non-aligné) fait l'objet d'un débat argumenté. Si les situations ne sont pas toujours des plus joyeuses, certains vers savent détendre l'atmosphère :

13.32

[...]
Thus the young yahoos coexist
With whoso list to list to Liszt...

Il s'agissait de ma première tentative de lecture d'un roman en vers. J'en sors particulièrement enchanté.

Du même auteur : Deux vies, Le lac du ciel, Un garçon convenable, Arion and the Dolphin, Quatuor.

Joël

Extraits :

3.37

The lights have dimmed. Now they're returning.
Throats clear. Brahms' A Minor begins.
The brisk allegro. Then a yearning
Warm ductile length of lyric spins
Its lovely glimmering thread at leisure
Inveiglingly from measure to measure
With a continuous tenderness
So deep it smooths out all distress,
All sorrow; ravishing, beguiling...
And on and on till silence comes.
Paul whispers, That's the tune Mom hums!
Phil's eyes are closed, but Paul is smiling,
Floating on a slow tide of Brahms
Back in his absent mother's arms

5.7

It's dark. He drives. The street lamps glimmer
Through cooling air. The golden globes
By City Hall glow, and the glimmer
―Like sequins on black velvet robes―
Of lights shines out across the water,
Across the bay, unruffled daughter
Of the Pacific; on the crests
Of hill and bridge red light congests
The sky with rubies. Briskly blinking,
Planes―Venus-bright―traverse the sky.
Ed drives on, hardly knowing why,
Across the tall-spanned bridge. Unthinking,
He parks, and looks out past the strait,
The deep flood of the Golden Gate


Éditions Faber and faber - 307 pages pour la version anglaise


Éditions Grasset - 338 pages pour la version française