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En prenant la décision, pour cette rentrée littéraire, de me concentrer sur les premiers romans, je savais que je prenais des risques : des écritures qui se cherchent un peu ; des intrigues qui tournent souvent à l'auto-fiction ; un talent que l'on sent poindre mais qui a encore besoin de s'affirmer.
Pourtant, dès les premières pages d'On ne boit pas les rats-kangourous non seulement j'ai totalement oublié que Estelle Nollet signait ici son premier roman, mais j'ai été subjuguée par son style et la profondeur de l'histoire. Si vous ne deviez lire qu'un premier roman en cette rentrée littéraire, il faudrait que ce soit celui-ci.

Perdu au milieu d'un désert, tout à côté d'une décharge publique, il y a un semblant de village : quelques cabanes, un bar et une épicerie. Ceux qui y habitent sont coincés là depuis plus de 20 ans, sans possibilité de s'échapper. D'aucuns ont bien tenté de prendre la route, à l'entrée du village, mais dès qu'ils atteignaient le premier virage, ils se retrouvaient mystérieusement à leur point de départ. Quant aux montagnes qui entourent le hameau, elles sont impénétrables et n'offrent aucune issue vers le reste du monde. Den, l'épicier, doit bien en savoir un peu plus : après tout, il était là avant tout le monde et il reçoit régulièrement des livraisons... Mais Den est muet, Den ne vient jamais au bar... Alors, tous ont fini par renoncer et ont accepté de vivre le reste de leur existence dans ce trou paumé. Les jours se suivent et se ressemblent désespérément, comme si le temps s'était arrêté; et les nuits offrent la promesse d'une ivresse dans le bar de Dan. Boire pour oublier où l'on est et qui on a été, boire pour s'inventer des histoires et de l'espoir. Cette situation semble convenir à tous, sauf à Willie, le narrateur.

Willie a 25 ans. Contrairement aux autres habitants, il n'est pas arrivé un beau jour par la route, il n'a pas eu d'histoire avant d'atterrir là. Willie est né sur place, comme son meilleur ami Dig-Doug l'enfant lunaire qui n'a jamais grandi et qui creuse des trous. Et Willie veut comprendre pourquoi ils sont tous coincés là. Comme il est persuadé que l'explication de tout cela se cache dans le passé des habitants, il va les questionner un à un et réveiller les souvenirs douloureux.

Tout. J'ai tout aimé dans ce roman, surtout ce dont je ne peux pas vous parler ici pour ne pas déflorer le propos.
Dès les première lignes, j'ai été frappée par la musicalité du texte. Estelle Nollet est une "mosicienne", elle imprime un rythme tout particulier à son récit et telle une charmeuse de serpent, elle envoûte son lecteur, l'hypnotise. Rien de clinquant ou de ronflant; bien au contraire, c'est dans la simplicité et la délicate alchimie des mots qu'elle œuvre et matérialise son univers. Et si dans les premiers chapitres il semble ne rien se passer, on ne s'en inquiète pas tant le phrasé à lui seul est déjà merveilleux. Lentement, on fait la connaissance des habitants du patelin et l'on découvre derrière la crasse et la noirceur, tout un monde de tendresse et de regret ; chacun se crée la carapace qu'il peut.... Et là encore, Estelle Nollet réussit un petit miracle : sans jamais tomber dans le misérabilisme ou le pathos, elle déchire les apparences, offre à chacun de ses personnages son premier rôle, et ce n'est plus une histoire que l'on lit, mais une multitude de destins à l'issue commune.
Et puis un jour, le pire arrive.

Jusqu'à la dernière ligne, jusqu'au point final, il n'y a pas une seule fausse note. On ne boit pas les rats-kangourou est un très beau roman allégorique sur l'existence et les choix que l'on fait ou que l'on ne fait pas. Car bien sûr, il n'y a pas de hasard, et le pire enfer n'est peut-être pas les autres. Une fois encore, au risque de me répéter, j'ai très vite oublié que ce roman est le premier d'Estelle Nollet ; je me suis juste laissée porter par la beauté de son récit et de son écriture ; j'ai voyagé loin, très loin et pourtant Estelle Nollet parle de ce qu'il y a de plus intime en chacun de nous. Mais ces voyages-là ne sont-ils pas les plus mystérieux ?

Et si vous n'êtes pas encore entièrement convaincu, je vous invite à lire le billet de Pierre Maury, tout aussi séduit que moi.

Du même auteur : Le Bon, la Brute, etc.

Laurence

Extrait :

On est la lie de l'humanité. Des fions dans le trou du cul du monde. Pas moyen de partir, et de toute manière l'envie que se carapate chaque jour un peu plus.
On ne vit pas, on attend. Et on n'attend rien. Et quand on sort en crabe comme si on n'avait plus qu'une patte, on traverse la route sans regarder en riant ivres morts et en se tapant dans le dos mais c'est pour se donner du courage, pour qu'on se revoie demain, et tous on espère qu'elle va passer, la bagnole. Celle qui n'aura pas le temps de freiner.
Mais il y a pas de bagnoles par ici. Des camions pour la décharge juste. Ils vont, ils viennent, et eux et leurs chauffeurs il partent très vite pour oublier encore plus vite. Parce que le reste du monde doit-être fait de gens bien. Et qu'il n'y a que les connards qui s'échouent ici. Ceux qui n'ont pas de bol. Ou ceux qui y sont nés.
Putain, comment j'ai fait pour naître ici ? On dirait que c'est un endroit qui n'existe pas. Pourtant, merde, c'est bien là que je vis.

J'en parle aussi sur Evene.fr :


Éditions Albin Michel -  328 pages